lundi 30 octobre 2017

Le Fou et l'Assassin - 1 - Robin Hobb (2014)


"_Non, ce sera ouvert à partir de 13h, Amine. Et arrête de jouer avec la porte, vous n'entrerez pas plus vite pour autant ! Eh, mais ça me revient ! Pour toi la question ne se pose même pas ! Tu ne viendras pas aujourd'hui car tu as fait trop de bruit dans le CDI hier !
_ Mais je veux venir ! 
_ Bah, c'est la règle et je t'ai prévenu hier. Celui qui fait du bruit n'est pas accepté la fois suivante. 
_ Non, je veux venir, je bougerai pas d'ici ! 
_ Allez Amine, t'es en sixième maintenant ! Fais pas le bébé ! 
Les autres enfants rient, rangés près de la porte en attendant l'heure où je les ferai entrer.
_ Madame, Amine il est en cinquième. 
_ Ah, mais c'est vrai ! Oh excuse-moi Amine, mais comme tu viens toujours avec ta cousine qui est en sixième, j'ai tendance à vous mettre dans le même panier ! 
Amine regarde le mur, vexé comme jamais ; il faut que je rattrape le coup dans la minute, sinon je vais le perdre pour toute l'année. Les autres rient toujours ; décidément il en faut peu à cet âge-là. 
_ Oh c'est bon, je peux me tromper ! 
_ Madame, aussi c'est normal qu'on se trompe, il est tout petit !
_ N'importe quoi ! 
_Mais si, il est plus petit que beaucoup de sixièmes ! 
_ Bah regardez, sa cousine est plus grande que lui, même ! 
_ Bon Amine, vu que je me suis trompée, je veux bien te faire une fleur ! Tu peux venir au CDI mais attention, je t'entends pas !! 
_ ... 
Il a l'air d'accord. Vite, étouffons l'affaire avant qu'il n'essaie de négocier d'autres formes de compensation. 
_ Eh c'est pas juste Madame ! 
_ C'est vrai, c'est complètement injuste ! Mais fallait pas vous moquer !" 




L'histoire 

Ce nouveau cycle intitulé Le Fou et l'Assassin fait suite à celui de L'Assassin Royal et nous y retrouvons de nombreux personnages que nous connaissons bien : FitzChevalerie, le héros et narrateur de l'histoire, Molly, sa compagne de toujours, sa fille Ortie, Umbre son vieux mentor, le prince Devoir _devenu roi, d'ailleurs, et la reine Kettricken. On estime qu'une dizaine d'années s'est écoulée depuis la fin d'Adieux et retrouvailles, treizième et dernier volume de la série, et on suppose également que l'action succède aux événements survenus dans les Cités des Anciens, une autre saga de Robin Hobb se déroulant dans le même univers.   


Souvenons-nous. A la fin de l'Assassin Royal, Fitz retombait à peu près sur ses pattes et atteignait enfin son but : mener une vie calme et rustique auprès de Molly, le tout dans le confort de l'anonymat. Il faut dire que l'homme avait sacrifié sa jeunesse pour servir le trône des Loinvoyant et ses sombres desseins. Il était alors un jeune bâtard gênant pour les uns et utile pour les autres, fils non désiré d'une paysanne Montagnarde et du Prince Chevalerie. Umbre l'avait façonné pour qu'il devienne l'assassin officiel du roi, ainsi que son garde du corps, sa réserve d'énergie vitale, son messager, son couteau suisse... Conscient de n'être qu'un instrument pour la famille royale et lassé de devoir se cacher, il avait fini par se retirer de la société et de se faire appeler Tom Blaireau. Le petit domaine de Flétrybois qui lui avait été accordé sur le tard lui convenait parfaitement. 

Quelques années plus tard, nous retrouvons Fitz profitant toujours pleinement de sa tranquillité et préparant son manoir pour la grande fête annuelle, de manière à ce qu'il puisse accueillir un maximum d'invités et de ménestrels. Tout baigne, mais quelques ombres au tableau subsistent :

  • Déjà, le Fou ne donne plus signe de vie. Il faut savoir que le bouffon royal était devenu au fil des années plus qu'un ami, une véritable âme-soeur ; intimement relié au héros par une forme de magie, il l'avait gratifié, dans la seconde période de l'Assassin Royal, d'une déclaration d'amour qui n'avait guère trouvé d'écho. Depuis, et après moultes aventures et temps de réconciliation, leurs chemins s'étaient séparés et les ponts avaient été coupés. On peut le dire, l'absence du Fou a créé un vide dans le coeur de FitzChevalerie.        
  • Ensuite, Fitz et Molly ne vieillissent pas au même rythme ; Fitz voit sa femme saisie des affres de la ménopause tandis qu'il conserve son corps de jeune homme _dans ses précédentes mésaventures, il avait été guéri d'une blessure par l'Art, une forme de magie noble. Pour tous les deux, la transition est difficile à vivre. 
  • Le soir de la fête, une jeune femme à la peau et aux cheveux pâles est assassinée dans l'enceinte du château. Personne ne saura jamais de quoi il en retourne, et on conclura à un règlement de comptes entre ménestrels. 
Les mois suivants sont marqués par un événement tout à fait improbable : Molly est persuadée d'être enceinte, bien que cela paraisse biologiquement impossible. Fitz veut bien y croire, mais les semaines s'écoulent sans que sa compagne ne prenne de bidon et il doit se rendre à l'évidence : elle est en train de perdre la tête. Famille, serviteurs... à Flétrybois, tout le monde joue le jeu poliment et laisse la maîtresse de maison tricoter sa layette. Pourtant, après deux ans de manège, Molly accouche d'une minuscule petite fille au teint pâle... 



Attention spoiler ! Si vous voulez lire le livre, arrêtez-vous là !





Abeille

Parce qu'elle est très petite, et peut-être aussi parce que sa mère manipule la cire depuis l'enfance, les heureux parentes décident de l'appeler Abeille. Abeille est une Loinvoyant, même si elle n'est pas née à la cour de Castelcerf et ne risque pas d'y mettre les pieds de sitôt. Fitz a bien saisi les enjeux de cette descendance imprévue : sa fille pourrait, comme lui autrefois, susciter la jalousie et de mauvaises intentions. 

Peu après sa naissance, Umbre s'entretient avec son disciple de l'avenir qui se dessine pour la petite fille ; mais il relâche la pression en penchant sa tête au-dessus du berceau : le bébé ne vivra pas, il en est convaincu, car il lui semble trop petit et trop passif. Son avis est partagé par beaucoup de monde, d'autant plus que le développement de la petite fille sera particulièrement lent, autant sur le plan physique que sur le mental. Elle ne marchera et parlera que très tard, entretenant avec sa mère une relation fusionnelle tandis qu'elle rejettera longtemps le contact de son père.

Cependant, alors qu'on s'en désintéresse et qu'on la condamne par avance à un avenir de simple d'esprit, Fitz distingue peu à peu des dons exceptionnels de mémoire et de graphisme chez sa fille... Quoi qu'il en soit, Abeille est et restera une personne "différente" des autres, on le sent venir. Elle-même, lorsqu'elle prend les rênes de la narration _voilà qui est nouveau, jusqu'à présent c'était FitzChevalerie qui tenait immanquablement le fil conducteur, se perçoit comme décalée par rapport aux autres enfants de la maison. Ces derniers ne se privent d'ailleurs pas de la maltraiter au nom de son étrangeté.




Grandir et vieillir 

Dans ce premier tome du cycle Le Fou et l'Assassin, l'action ne se lance pas vraiment ; oh, pas d'inquiétude, ça viendra bien assez vite ! Dans un premier temps, Robin Hobb a voulu planter le décor, nous familiariser avec les personnages et nous permettre de prendre la mesure du temps qui passe. Pour la première fois depuis le tout premier chapitre de L'Assassin Royal, on lit un livre dont l'action s'étend sur plus de dix ans _des années précédant la conception d'Abeille jusqu'aux neuf ans de la fillette. Comme on l'a évoqué plus haut, et c'est à mon avis l'idée la plus importante de ce début d'histoire, le temps passe et creuse ses sillons sur les hommes. Or, tout le monde ne réagit pas de la même façon à ses agressions et ceux qui "restent jeunes" d'apparence ne sont pas forcément les plus heureux. En effet, ils voient les autres se fatiguer, vieillir et ne avoir assez de force pour poursuivre le chemin à leurs côtés. C'est le cas de Fitz et de l'inusable Umbre. On verra Molly s'éteindre petit à petit, comme une bougie. Dans l'autre sens, le fait que la petite Abeille ne grandisse pas la relègue dès ses premiers jours de vie dans la catégorie des "faibles", des "non viables" et des demeurés. Pourtant, elle ne fait rien de moins qu'évoluer à son rythme.

Le Fou et l'Assassin est plein de promesses... d'autant que le Fou n'a pas encore fait son apparition dans ces premiers chapitres ! Voici la grande surprise du début : pendant 400 pages, je me suis attendue à un retour fracassant, ou au moins alambiqué de ce ménestrel androgyne qu'on appelle le Prophète Blanc, mais rien n'est venu. Bon, ne nous voilons pas la face, il est bien là, d'une certaine manière : il suffit d'ouvrir l'oeil.. Vivement qu'il arrive en chair et en os, tout de même !

A mon avis, mais je peux me tromper, ce cycle s'adresse davantage aux fans des cycles de L'Assassin Royal qu'à des lecteurs novices de Robin Hobb, qui pourraient ne pas être emballés par le manque de road trips et de bastons. Pour les premiers, les nouvelles aventures de FitzChevalerie sont l'assurance de passer un bon moment ; sinon, ce peut être une lecture intéressante pour tous ceux qui aiment savoir ce qui se passe dans un cerveau, et pour les amateurs de situations d'espionnage. Commencer Le Fou et l'Assassin sans connaître l'histoire des personnages principaux ne me paraît en revanche pas très sensé...

A suivre !




Robin Hobb. Le Fou et l'Assassin 1. J'ai Lu SF, 2014. Trad. A. Mousnier-Lompré. ISBN 2290118400 


 



dimanche 8 octobre 2017

Le collier de cailloux. Poèmes de passage - Doina Ioanid (2017)


Merci à Babelio et à l'Atelier de l'agneau pour l'envoi de cette bulle rafraîchissante de poèmes en prose intitulée Le collier de cailloux. Poèmes de passage, composée par l'écrivaine Doina Ioanid et traduite par Jan H. Mysjkin.

Minute, je vérifie si je n'ai pas oublié de lettres, ou si je ne les ai pas alignées dans le désordre.. Non, c'est bien ça : Mysjkin. Bravo à lui pour son travail d'orfèvre et ses commentaires qui m'ont donné quelques clefs de lecture. 






"La retraite vous semble encore loin, mais je vous assure qu'elle arrive vite !" nous disait M, la doyenne du collège lors de l'heure syndicale. Attroupés autour d'elle, les autres professeurs listaient leurs doléances de rentrée et évoquaient la question de la grève contre la Loi Travail prévue le mardi suivant. 

On aurait pu lui répondre que la maladie et la mort arrivent tout aussi rapidement, parfois même bien avant la retraite. Mais l'intervention aurait été perçue comme déphasée, sans nul doute. De toute manière, on n'interrompt pas M, du moins pas lorsqu'elle surplombe un auditoire, quand bien même ce serait pour aller dans son sens. C'est ainsi, ne me demandez pas pourquoi ; la situation était telle avant mon arrivée dans l'établissement, et quitte à mener une révolution, j'aimerais autant que ce soit pour une cause utile aux gosses.


Pourtant, on aurait été dans le sujet, pleinement. En lisant Le collier de cailloux. Poèmes de passage, je me suis souvenue de quelques vérités par toujours bonnes à entendre : le temps passe, la vie passe avec lui, la fin arrive inéluctablement. 



Eh ouais, désolée Stefan ! 

Plus que "le collier de cailloux", c'est le sous-titre "poèmes de passage" qui rend le mieux l'atmosphère de cet assemblage poétique. A travers des fragments choisis _ou pas ! de sa vie, Doina Ioanid nous prouve par A + B que l'existence est une route sur laquelle on n'a d'autre choix que de marcher sans s'arrêter. On avance sans pouvoir ni se retourner, ni stopper sa progression le temps de reprendre des forces, de guérir ou tout simplement de savoir ce qu'on veut, ni s'attarder à voir ce qui rend les autres heureux ou malheureux. 

Pourtant, tout serait tellement plus simple et vivable si on pouvait appuyer sur pause, ou déposer ce fameux "collier de cailloux" que forment toutes les expériences de notre vie et qui finit par peser trop lourd. Au point de nous entraver. On remarquera que, sauf erreur de ma part, le "collier" qui donne son titre à l'ouvrage n'est évoqué qu'une seule fois, quelque part au milieu du flot de poèmes. 


"J'ai un collier de petits cailloux. Je les ai ramassés dans les gares, sur les routes asphaltées au ballast, dans les carrières abandonnées, dans mes chaussures, dans les fontaines de nouvelles terrasses, dans les cabas des copains."



Comment ça, vous "n'aimez pas"



Dans la deuxième partie du recueil, celle de la "lettre à Papy Dumitru", c'est le passage d'un monde à l'autre qui est évoqué. Six ans avant l'écriture du recueil, Doina Ioanid _on peut affirmer sans trop se mouiller qu'elle parle d'elle, mais dites-moi si je me trompe ! a perdu son grand-père. Le travail de deuil est difficile. L'homme est passé de "l'autre côté", comme on dit, mais la petite-fille vivante s'efforce à bout de bras de maintenir ouverte la porte coupe-feu. Entre souvenirs d'enfance, idéalisation du grand-père à la vie rustique, et colère d'avoir été lâchement abandonnée par lui, l'auteure ne s'en sort pas. Elle "n'avance" plus, elle ne "passe" plus, elle fait une "glissade ininterrompue" depuis la mort. Ce second chapitre est particulièrement émouvant.    



La mine d'or Playmobil (hihi, je l'ai :-p)
Pourquoi là, maintenant ? Vous verrez bien

La poésie a ceci d'agaçant qu'on ne réussit jamais à percer ses mystères ; c'est l'art du message crypté dans sa forme la plus littéraire. Le collier de cailloux est un recueil très personnel _pourrait-il en être autrement ? et, si bien des passages nous touchent et font écho à nos propres expériences, on a le sentiment de ne pas tout comprendre, de ne pas saisir pleinement l'importance et la valeur de ce qui est dit. On sort troublé de cette lecture, et quelque peu frustré. L'impression d'avoir loupé un chapitre. Alors on relit. On voit autre chose, on comprend le texte différemment, mais... comment être sûr d'avoir compris et/ou ressenti ce qu'il fallait ? Bah, c'est aussi ça, la poésie ! A vous de piocher dans la mine d'or, il y a encore tant à trouver, à voir, à dire ! 

Doina IOANID. Le collier de cailloux. Poèmes de passage. Atelier de l'agneau, 2017. Trad. Jan H. Mysjkin. 70 p. ISBN 978-2-37428-007-3 



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