vendredi 15 mai 2015

Dans la série : on n'est jamais si bien servi que par soi-même : L'arbre à bouteilles - Joe R. Lansdale (1994)


"Vous allez voir, ça change des polars habituels !" m'a dit Emilie, la vendeuse des comptoirs de Magellan lors de mon dernier passage à Bordeaux. Il pleuvait, on était en fin de matinée et j'étais venue errer dans le magasin en attendant de retrouver ma pote un peu plus tard. Ca m'a fait plaisir d'y revenir, depuis le temps ; c'est un peu comme la caverne d'Ali Baba, en bien rangé et avec des livres. Le genre d'endroit dont ne sort que rarement les mains vides. 

Sur son conseil, j'ai donc parcouru les différents romans policiers de leur sélection, en m'attardant plus sur celui qu'elle m'avait vanté : L'arbre à bouteilles, de Joe R. Landsale ; ce livre de poche marque le début des aventures de Hap Collins et Leonard Pine, les deux personnages principaux "qui vont mener l'enquête. Pourtant, ils ne sont pas policiers, et de plus, ils sont très différents l'un de l'autre. Ca donne un drôle de mélange, des situations cocasses. On rit à toutes les pages." 




A vrai dire, j'ai tourné les pages par politesse car j'ai du mal avec les romans policiers. Difficile de savoir si l'overdose date des lectures analytiques et cursives du collège (Sans-Atout, Le chien des Baskerville qui m'avait tout particulièrement fait chier, Simenon...) ou si le dégoût a été entretenu par l'univers d'enquêtes et de flicaille qui s'est imposé dans les séries télévisées. Exception pour l'Inspecteur Barnaby : on se paye de tellement bons délires avec ma mère sur sa tête, sur le carré de sa femme, sur son assistant tout mou, sur l'univers un peu kitch, sur le générique très strange... que c'est difficile de cracher dessus. 

Image piquée ici

Mais je venais déjà de refuser une dégustation de thé à "Emilie"_ je ne m'y attendais tellement pas que j'ai dit "non" par réflexe. Je pouvais bien faire l'effort de lire un résumé de bouquin. D'ailleurs, il faut croire que la fille a bien vendu sa marchandise car je suis sortie du magasin avec Hap et Leonard tassés dans mon sac à dos.


L'histoire 

La vie de Hap Collins n'est pas vraiment trépidante. Sa femme est morte, il travaille pour presque rien dans un champ de roses et il peine à conserver son logement. Ses seules richesses : son pick-up et son ami Leonard.  

Pour ce dernier, le moral n'est pas non plus au beau fixe : son oncle Chester adoré, celui chez qui il passait toutes ses vacances lorsqu'il était petit, est mort en lui laissant pour héritage sa vieille maison pourrie, une belle somme d'argent... et une impressionnante collection de bons de réduction périmés. Outre la peine que lui cause cette perte, ce sont d'anciennes blessures qui s'ouvrent en lui : Chester a ni plus ni moins renié son neveu lorsqu'il a appris qu'il était homo, et le contact n'a jamais été rétabli avant que le vieux ne casse sa pipe. 

Léonard vient tout naturellement chercher Hap dans son champ de roses pour qu'il lui donne un coup de main pour organiser les obsèques, et pour réparer la maison : il y a du boulot d'un côté comme de l'autre ! Hap ne se fait pas prier. Son amitié pour Leonard surpasse de loin ses obligations professionnelles. Les voilà partis pour LaBorde, dans les profondeurs du Texas.    

Les marteaux et les clous font leur sortie sur fond de souvenirs, de nostalgie et de regrets. Que la maison voisine de celle de Chester soit une "crack house", passe encore, même si c'est bien triste de voir des jeunes vous insulter et se shooter sous vos yeux sans pouvoir y faire grand chose. C'est parfois sous votre propre plancher que vous faites les découvertes les plus glauques.  


La minute système D 

Plus encore que l'héritage matériel qu'il lui laisse, Chester engage une sorte de réconciliation posthume avec Léonard. En effet, Hap et Leonard comprennent très vite que le vieil homme n'était pas fou au point de laisser traîner gratuitement derrière lui des objets improbables, tels que les bons de réduction périmés, ou une toile peinte par Leonard dans sa jeunesse. La démarche est claire : il a semé des indices afin que son neveu prenne le relais d'une enquête qu'il menait dans le dos de la police avant de mourir. Hap est dubitatif ; pourquoi se cacher des flics si la cause est noble ? Après quelques jours passés à LaBorde, il sera en mesure de répondre lui-même à sa propre question en constatant que le souci majeur des autorités locales, c'est de ne pas faire de vagues dans les quartiers mal famés. Des mineurs qui se droguent, qui dealent, qui disparaissent mystérieusement ? On ferme les yeux et hop ! le problème et réglé. De toute façon, tant que ça ne concerne que des Noirs... Un de plus, un moins...


Discriminations  

A travers la voix de Hap, le "blanc" "démocrate" qui ne s'embarrasse pas de préjugés malgré ses faux airs de rustre lubrique, on constate que les mentalités ne semblent avoir évolué que modérément depuis le XIX° siècle. Près de la masure de l'oncle Chester, l'appartheid tacite règne ; on l'accepte, on le revendique ou on s'y résigne. Trois personnages semblent profondément marqués par la ségrégation ambiante et sont animés d'un fort esprit de revanche. Florida, fière de sa réussite, de son indépendance... et réticente à l'idée d'avoir une relation longue avec un Blanc car elle est convaincue qu'il ne voit en elle qu'une sorte d'esclave facile à prendre. Hanson se définit comme un "bon flic" et met un point d'honneur à se la jouer et à montrer que lui aussi, le Black, peut jouer du flingue. Pour ces deux-là, en mettre plein la vue aux autres et se distinguer est un moteur, pour ne pas dire un projet de vie. Quant à Leonard, il cumule les fautes de goût : il est Noir et homosexuel, et ne peut compter que sa ruse et sur son humour grinçant pour s'imposer _mais ça fonctionne plutôt bien. L'héritier de Chester Pine manie bien l'autodérision et ne cache pas des goûts en matière d'hommes, même s'il se défend de ressembler de près ou de loin aux "folles". Cette peinture à la fois crue et sensible d'un pan de la société texane, sans toute pas bien éloignée de la réalité dans les années 90, est l'une des grandes réussites de L'arbre à bouteilles

Elle fait d'ailleurs bien écho à la relation complexe qui unit Hap et Leonard. On sait que les deux hommes ont un passé commun, un passé plutôt douloureux qui est partiellement évoqué à travers leurs paroles respectives ; Hap a perdu sa femme dans une précédente aventure sordide tandis que Léonard s'en est tiré avec une patte estropiée. Le malheur a contribué a rendre leur amitié indéfectible ; et c'est parce que plus rien ne peut la mettre à mal que Hap le fauché se permet de lancer à Leonard le boiteux quelques vannes de mauvais goût.


Mucho Mojo

Mucho Mojo est le titre original du roman ; il fait référence à un dialogue entre Florida et Hap, en train de contempler la crack house détruite. C'est un peu dommage que ce titre n'ait pas été conservé dans la version française, parce qu'il me paraît plus parlant que "l'arbre à bouteilles". "Mucho mojo", c'est ce que disait la grand-mère de Florida quand quelque chose ne tournait pas rond. "Mucho" pour "beaucoup" et "mojo" pour "magie noire". Mais l'avocate explique que, par un glissement de sens, "mojo" est devenu un synonyme "poétique" de "sexe". Mucho mojo, beaucoup de magie noire, beaucoup de sexe _dans ses réalisations diverses, variées et condamnables quand la pédophilie entre en jeu ; en gros : un joyeux bordel et un sacré nœud de vipères à démêler.




Si tout comme moi vous n'êtes pas très en joie dans le rayon polar de votre libraire, L'arbre à bouteilles et sa paire d'enquêteurs de fortune saura vous réconcilier avec le genre et même vous faire rire.

A part ça, je suis prête à parier que la vendeuse des Comptoirs de Magellan a pensé à cet extrait précis quand elle m'a dit que certains passages étaient vraiment très drôles :

"_Surveillez votre langage, protesta Warren. 
_ Excusez-moi, dit Hanson. 
_ Parfait, dit le vieil homme. Je suis facilement choqué. 
_ Mais c'est vrai, non ? insista Hanson. Même modus operandi. 
_ Transmission d'une pratique, dit Warren. Attendez une minute. (Il mit ses doigts dans sa bouche et ôta son dentier qu'il posa sur table, à côté de sa tasse à café.) Les connards qui font ça sont durs à choper, ajouta-t-il. 
Ses lèvres s'agitaient maintenant comme un drapeau dans le vent. 
_ Merde ! s'exclama Leonard. Remettez vos dents ! J'essaie de boire mon café, là. 
[...] 
_ Je crois que je comprends tout ça, dit Hanson. Mais... bon sang, j'suis d'accord avec Leonard, remettez vos dents ! 
Doc Warren l'ignora, lui aussi, et continua à siroter tranquillement son café. Ses lèvres molles faisaient un bruit de cochon à l'abreuvoir."

Si l'histoire avait été un poil moins glauque, je l'aurais présentée aux CDI !


=> Voici un lien vers une critique qui conserve bien l'esprit de l'auteur et le ton employé. 

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LANSDALE, Joe R. L'arbre à bouteilles. Une enquête de Hap Collins et Leonard Pine. Gallimard, 2000. Coll. Folio Policier. 363 p. ISBN 978-2-07-030059-4