samedi 29 mars 2014

Un dimanche de craquage livresque à Bordeaux - 3 : Silver Spoon T.1 - Hiromu Arakawa (2011)


Je ne crois pas avoir terminé de vous raconter ma dernière sortie livresque à Bordeaux, alors je poursuis. Après avoir écumé le Quai des Livres, donc, ce dimanche-là, j'étais allée à la FNAC pour m'attaquer aux nouveautés. Chacun sait qu'à Bordeaux, la célèbre enseigne culturelle est ouverte le jour où personne n'est censé bosser, alpaguant à peu près tous les étudiants désœuvrés, sans amis, sans famille et/ou asociaux qui auraient eu l'idée de passer dans la rue Sainte Catherine. Le succès dominical de ce vaste supermarché sans bouffe vient de la diversité de son offre d'une part, et du fait qu'il n'y ait quasiment aucun autre commerce d'ouvert aux alentours, d'autre part.      

Une fois qu'on y est, le mieux est encore de monter au deuxième étage et d'aller se poser dans le coin des mangas, du moins si c'est possible. Un tapis d'otaku étendu sur la moquette risque fort d'empêcher l'accès aux séries, mais on apprend assez rapidement à les éviter voire à les enjamber, car ils ne bougent pas d'un cheveu si ce n'est pour tourner les pages, absorbés qu'ils sont dans leur lecture.

Comme Silver Spoon fait partie des nouveautés, je n'ai même pas eu besoin de simuler une partie de Twister avec les gothiques pour accéder aux rayonnages : les trois premiers tomes de la série sont en tête de gondole.



et voilà le premier...


Afin que ce soit plus clair pour vous, j'ai fabriqué de mes mains une carte heuristique artisanale du premier volume de la série.




Silver Spoon raconte le quotidien d'un groupe d'adolescents scolarisés dans un lycée agricole perdu en pleine campagne, à travers les déboires de l'un d'eux, Yûgo, un jeune citadin qui a bien du mal à s'adapter à sa nouvelle vie.


Bouzeux power ! 

Yûgo vient d'intégrer un lycée agricole situé sur l'île d'Hokkaïdo pour étudier les techniques de production animale. A la différence de ses camarades de classe qui ont un projet professionnel bien précis dans le domaine de l'agriculture, tel que reprendre la ferme familiale, devenir vétérinaire, tester de nouveaux modes de production, il n'est pas capable de dire pourquoi il s'est inscrit ici, alors que de nombreux lycées "ordinaires" lui tendaient les bras. D'autant plus qu'à lire ses toutes premières paroles, on croit deviner qu'il n'a pas opté de son plein gré pour la vie de paysan  :

"Sérieusement... où est-ce que je suis tombé ?"

Non seulement, Yûgo ignore tout de la vie rurale et de l'importance des soins à prodiguer aux animaux de la ferme, mais en plus de ça, il affiche un mépris perceptible pour tous ces "fils de paysans" qui, selon lui, ont tout dans les bras et rien dans la tête. Enfin, pour couronner le tout, il a une bonne tronche d'intello à binocles. Alors, on se dit aussitôt qu'il va devoir revenir sur ses idées reçues et y mettre du sien pour ne pas devenir la bête noire du troupeau.



Les routiers sont sympas, mais les paysans aussi, et heureusement !

Au lycée agricole Ohezo, symbolisé on ne sait trop pourquoi par une cuillère d'argent _ d'où le titre, le citadin apprend la vie en collectivité, le travail d'équipe, les inconvénients de la vie rurale ("allô, aallô, t'emballe pas, y a pas de réseauu !") mais aussi ses avantages. Se lever à 5h du matin pour curer les étables et faire connaissance de son groupe de travail, enchaîner avec deux heures d'EPS, puis avec des cours théoriques, avant de rejoindre son club obligatoire en fin d'après-midi : si ça pue pas le parcours initiatique à plein nez, ça peut-être !



   
Le premier jour de classe, le professeur principal a divisé la classe en plusieurs groupes de travail qu'il a formés de manière purement aléatoire. A l'issue du tirage au sort, Yûgo, Shinnosuke, Tamako, Keiji et Ichirô tombent dans la même galère ; mais malgré les courbatures et les cris de douleur des uns et des autres au moment de se lever, force est de constater que l'ambiance est plutôt bonne dans cette équipe aux personnalités multiples. Shinnosuke est une douce tronche qui aspire à devenir vétérinaire et en qui Yûgo trouve à la fois un double et un rival. Posée et réfléchie, Tamako est une fille au physique peu engageant mais blindée intérieurement ; elle s'intéresse au management car son objectif est de faire évoluer l'entreprise familiale sur la scène internationale. Ichirô est le taureau du groupe, le genre de type nerveux et sportif qui a envie de tout casser, mais qui ne fait rien parce qu'il a le coeur labouré de tristesse. Il veut reprendre au plus vite la laiterie que sa mère tient à bout de bras, mais pour ce faire, il doit décrocher ce putain de diplôme qui les lui brise. En attendant le jour béni où il quittera l'école, il s'illustre dans le club de baseball.

Et enfin, Keiji. Lui, je l'aime, et pas seulement parce que l'élevage de poules est sa spécialité.

Grâce à lui, Yûgo réalise que les oeufs sortent du cul des poules : un choc dont il va avoir bien du mal à se remettre. 

Ok, ça aide, mais il me plaît surtout parce qu'il est le pendant bouseux de Bruce Harper, l'éternel remplaçant dans Olive et Tom. Le mec sympa, rigolo, mais... remplaçant, quoi ! Au pire, quand il joue, c'est parce qu'un milieu ou un défenseur s'est blessé en chutant de 15 mètres après s'être brisé le nez sur le torse de Mark Landers. Keiji est, lui aussi, un médiocre, un nul en tout _et surtout en maths, un de ceux qui n'intéressent personne mais qui amusent la galerie avec des blagues qu'on oublie aussitôt.    


J'ai même été obligée de rechercher son nom dans la liste de personnages car je n'en souvenais plus !
Tous les ingrédients du manga shônen* à succès sont bien là, puisqu'on a clairement repéré : 

- le héros en devenir 



- le beau gosse 

Ichirô


 - la moche 

Tamako


- le beauf 



  le pédé le gentil




Il ne manque donc plus que .... 

LA BONNASSE  !!!!!!!!!!!!!!!! 
Aki Mikaje

"Il fait trop chaud pour travailler !"

(Ca sonne beaucoup trop Nicki Minaj pour croire à une coïncidence)
Aki Mikaje n'est pas seulement la fille à la plastique séduisante que tous les mecs veulent se taper. Elle est avant tout une élève du lycée agricole passionnée de chevaux, plutôt mature, intelligente et ouverte. Aux autres, j'entends. Lorsque Yûgo se perd dans les bois en coursant un veau (oui, oui...), c'est elle qui le retrouve et le raccompagne au lycée, en essayant de s'intéresser à lui et à ses motivations au lieu de se foutre de sa gueule. Pourtant, il y aurait eu de quoi. Aki est la fille parfaite : jolie, serviable, toujours de bonne humeur, forte en classe et amie des animaux ; celle qui fleurit dans les manga sans même qu'on ait besoin de lui tasser du fumier au pied.


Que penser de Silver Spoon

Tout comme l'auteur, Hiromu Arakawa, le monde rural ne me laisse pas insensible. C'est tellement rare de lire une histoire pour jeunes où le lieu d'action est un lycée agricole, et où les métiers de l'agriculture sont valorisés, que Silver Spoon vaut le détour, ne serait-ce que par cette originalité. D'ailleurs, le monde rural n'est pas du tout idéalisé ici, ni vu sous son angle le plus avantageux, au contraire. Les planches où on écoute les oiseaux chanter en bronzant dans un champ sont rares : non, l'agriculture est avant tout une galère monstrueuse dont on ne peut plus se dépêtrer une fois qu'on est tombé dedans. Alors autant être passionné avant de se lancer, et ne pas passer sous silence la question de la productivité, de la rentabilité et des gouffres financiers inévitables de nos jours. De la même manière que la sélection naturelle s'opère sur la portée de porcelets qui fascine les lycéens, la loi du plus fort régit les campagnes, aujourd'hui plus que jamais.

Maintenant, je me mets à la place des gosses du collège où je travaille, et je me dis que, si ça peut plaire à pas mal de sixième, beaucoup vont profondément s'emmerder en constatant qu'il n'y a ni baston, ni aventures extraordinaires. Pourtant, un autre point du manga aurait de l'intérêt, mais il faudrait faire un travail précis dessus : Silver Spoon pose en effet la question de l'orientation professionnelle : que veut-on faire plus tard, comment y parvenir ? On sera étonné de constater que, là où les élèves de 3°/2nde vous diront qu'ils ne savent pas quoi faire de leur vie _et j'en ai fait partie il y a quelques années, les personnages de Arakawa ont une idée très précise de leur avenir professionnel. Yûgo, celui qui ne sait pas ce qu'il fout ici, qui déconsidère complètement la voie professionnelle et ne semble l'avoir choisie que pour la légèreté des programmes, fait figure d'exception. Alors que c'est juste la situation habituelle d'un élève de 3° par chez nous _ en en réalité. Je n'ai aucunement l'intention de mettre en parallèle le système éducatif français et un manga pour gosses, mais Silver Spoon peut servir de base, en classe, à une révision des idées reçues sur la voie professionnelle.    

Du coup, je vais le proposer quand même aux gosses, on verra bien.

ARAKAWA, Hiromu. Silver Spoon, la cuillère d'argent. Vol.1. Kurokawa, 2011. 192 p. ISBN 978-2351428344 

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* Shônen : manga pour garçons boutonneux, dans lequel le héros par en quête de quelque chose et évolue progressivement. On retrouve bien l'idée du parcours initiatique détectée dans Silver Spoon. Souvent, le décor du manga shônen est le lycée (comme ici), l'équipe sportive, un terrain propre à l'aventure sous toutes ses formes.    


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