mardi 4 février 2014

Des miettes au fond de la tasse


Il paraît que ça ne se dit pas, mais le motif de la madeleine de Proust m'a toujours inspiré de gros foutages de gueule. Pas plus tard qu'hier matin, alors que j'étais conviée au même titre que d'autres documentalistes de l'Académie de Créteil à un stage du PAF, j'ai testé ma blague habituelle auprès d'une collègue que je sentais assez réceptive à mes conneries. Pour poser le contexte, je précise que nous venions d'être fort bien accueillies dans un collège du 93, avec force café, gâteaux et madeleines, et que nous en étions au moment précis où tout le monde s'arrache le thermos des mains.


"C'est marrant, quand Proust trempe sa madeleine dans sa tasse de thé, ça lui rappelle des trucs. Moi, quand je tente l'expérience, j'ai même pas le temps de croquer dedans que ça fait déjà de la merde au fond de ma tasse !" 


(C'est pas de moi !) 


Aussi, vous m'excuserez, mais pour faire remonter mes souvenirs, j'évite de jouer avec la bouffe. Le meilleur moyen est encore de prendre sa pelle et d'aller retourner son cerveau tout seul comme un grand.

  

Septembre 2001

Il est LE redoublant de la classe, celui qui nous guide dans le lycée, les premiers jours, et nous aide à ne pas confondre les salles de physique-chimie _situées dans l'"Aile de la Cité" et les salles de SVT _qui sont planquées dans l'"Aile de la Vallée". A l'entrée du couloir, au troisième étage, il nous montre l'énorme photo satellite de la Terre collée au mur. 
"Vous avez qu'à mater le poster ! Quand vous le voyez, ça veut dire que vous êtes du côté bio." 
Estelle est folle de lui, au moins pour les quinze prochains jours. 
"C'est mon voisin ! Au collège, c'est moi qui lui portais ses devoirs quand il était malade !"  
Il est tout blanc, avec des pics au gel sur la tête. Il se fout très ouvertement de la gueule d'Estelle. 





En TP de bio, il est le voisin et Sabrina et tous deux brillent par leur capacité à se moquer des profs à travers des chansons connues. 
"Chouzy, Chouzy !" Font-ils en choeur, au passage du barbu en blouse blanche qui fait semblant de ne rien entendre. 
Et lui d'enchaîner aussitôt : 
"Monsieur, j'ai entendu sur NRJ qu'un gars s'était tellement retenu de pisser que sa vessie avait explosé ! Vous croyez que c'est vrai ? 
_ Oh, non ! Répond "Chouzy", une vessie, ça n'explose pas comme ça !" 



Mai 2002 

Après l'ultime contrôle de physique (ou chimie ?) de l'année, il jette sa copie sur le bureau de Jean François, le prof. JF fronce son unique sourcil et le fusille de ses yeux rapprochés, en vain. Il a déjà passé la porte du labo comme si de rien n'était. S'ensuit un prodigieux pétage de câble de part et d'autre, dont on n'a jamais connu le dénouement.

J'adorais caricaturer ce prof.


Septembre 2002 

Ils parlent tous les deux, un peu à l'écart du groupe, et j'écoute la conversation, l'air de rien. Il me semble qu'il prend souvent un malin plaisir à retourner le couteau dans la plaie de la fille qui est en face de lui. 
"Alors tu n'as pas pu t'inscrire en italien, finalement ? 
_ Non, on ne peut pas débuter en 1ère. Il aurait fallu que j'en fasse depuis l'année dernière. Du coup, je dois prendre Anglais Renforcé et ça me fait chier.  
_ C'est vraiment con. Mon frère était dans le même cas que toi il y a deux ans, et ils ne lui ont posé aucun problème. Il a pu débuter l'italien sans problème en 1° et même faire une option facultative maths. Meuf, t'as pas de chance, toi, en fait ! 
Il rit. Il m'énerve ! 


Quelque part en 2003... 

Il aperçoit la voiture de sa mère, et ne sait s'il doit rire ou s'inquiéter lorsqu'il voit le pare-choc avant défoncé, la plaque d'immatriculation qui pendouille et produit un cliquetis sur le goudron, à chaque tour de roue. Elle ouvre la vitre tandis qu'ils se penche vers elle, appuyé à la portière. 
"Qu'est-ce qui s'est passé ?
_ Un type m'a reculé dedans, apparemment. J'ai rien vu, j'étais au boulot. Il a laissé ses coordonnées. 
_ Espérons qu'elles soient pas bidons !" 



Avril 2003 

On part en Italie pour une semaine avec tous les pèlerins qui ont choisi la fameuse option LV3 italien, par goût ou par stratégie. Au programme, Vicence, Vérone, Padoue, Venise, Ferrare. Tout le monde est là, même ces petits cons de 2nde qui se la pètent avec leurs bandanas rouges dans les cheveux, et leur curieuse passion pour l'équipe de foot de Monaco. Dans le bus, il est à côté de Fabrice, qui s'endort avant-même qu'on ait passé les frontières de la Dordogne. Il est aussi le premier à détecter les ronflements et à suggérer à Benjamin qu'il les immortalise, lui qui possède un portable à fonction dictaphone. Un petit SONY tout bleu avec écran couleur qui fait un peu craquer tout le monde. Benjamin saute sur l'occasion et colle l'appareil près du visage de Fabrice. Il en fait même sa nouvelle sonnerie.

Il me tend le joint qui tourne depuis tout à l'heure. On est toujours en Italie, et la moitié de la classe s'est posée sur la terrasse de notre chambre d'hôtel. A peine douteux !   
"Adeline, tu fumes pas ? 
_ Non, je suis très allergique à la fumée, je peux finir à l'hosto si j'en respire. 
_ Bah ! 
Sabrina intervient. 
_ Moi aussi, je suis asthmatique et je fume quand même ! 
_ Ouais, ça dépend des gens. Mais j'ai pas envie de prendre le risque, là maintenant ! Ca gâcherait le voyage et ça vous attirerait des emmerdes. 
_ Mais sinon, t'aurais fumé ? 
_ Oh ben oui ! 
Il se tourne vers Benjamin, déjà en mode albinos sous l'effet du shit, et lui envoie un grand coup de coude.  
_ Eh, t'as vu Benji ! Elle est à deux doigts de fumer, la petite Adeline !"




Septembre 2003 

On a commencé depuis quinze jours à peine, et je suis déjà persuadée que je capterai jamais rien à la philo. Ni à la méthodo, ni au contenu. Savoir distinguer de ce qui est "certain" de ce qui n'est que "probable" ne me passionne pas des masses. Dans cette histoire, de toute façon, si on n'est pas en mesure de développer à la seconde les définitions et les divers sens possibles de tous les mots qu'on lit, on est sûr de se noyer dans l'abstraction. Même pas la peine de plonger. Bien sûr, ce con de pseudo prof qui nous dispense plus de pauses que de cours a cru bon de m'interroger, et j'ai répondu des trucs au pif, histoire de ne pas laisser entrevoir le vide intersidéral qui sert de champ de bataille à mes deux neurones.

Je me suis défoncée dans l'impro, et de manière tout à fait inattendue, il m'encourage juste après. Lui qui est toujours aussi blafard et qui a l'air presque blond depuis qu'il ne met plus de gel dans ses cheveux.
"Eh, pas mal du tout, ta réponse ! Apparemment c'était pas trop ça, mais à ta place, j'aurais répondu que dalle ! T'as la technique déjà !" 
Il était dit que la seule remarque sympathique que j'obtiendrais jamais de lui serait celle-là !   


Quelque part en 2004

En histoire-géo, il se prend souvent la tête avec M.Rodrigues ; le prof a un fort accent portugais qu'il cultive au quotidien, comme s'il craignait de le perdre. Un jour, répondant à une énième provocation de ce très grand gamin, il se retient de justesse de le traiter de con. 

"Espèce de......" 

Rodrigues plisse les yeux et se contient. La phrase demeurera inachevée. 

"Dommage, j'attendais que ça, qu'il m'insulte ! On aurait pu le faire virer !"


Avril 2004 

Je suis au CDI, avant-dernière "alvéole" de travail _la mienne ; elle donne sur cette sale bétaillère de cantine et sur le parking des profs. En bas, les internes regagnent leur chambre, chaperonnés par un surveillant. Je me fais un arbre généalogique et un tableau de correspondances avec les personnages de Perceval, d'abord parce que sans ça je m'y perdrais, et ensuite parce que ça me passionne. Ironie du sort, j'en suis tout pile au Sénéchal Keu, bien connu pour son côté langue de pute, lorsqu'il passe devant moi, longeant les rayons du CDI.

"Laaapin , kk kk ! Laapin, kk kk !"

Il repasse en sens inverse en me regardant, affichant son plus charmant sourire de faux-cul. 

"Laapin, kk kk ! Laapin, kk kk !" 



Depuis quelques semaines, il me fait des blagues, des allusions que je ne comprends pas vraiment mais dont je devine le sens global. Quand je suis seule, comme là, peu importe ! Grand bien lui fasse de rire à mes dépends s'il le souhaite ! Mais lorsque je parle à une pote et qu'il siffle en passant derrière nous, c'est terriblement rageant et pas dénué de conséquences sur mes relations amicales. A présent, il fait partie de ceux que j'aurai plaisir à ne plus croiser tous les matins, quand nous en aurons fini avec "J. de B". Pff !  


Mai 2004   

"Tu fais quoi, l'année prochaine ? 
_ Je pars six mois au Texas, chez ma tante ! 
_ Sérieux ? 
_ C'est presque calé. Sinon, je ferai une fac d'anglais !"  
Oui, c'est ça. Pars. Loin ! 


Juillet 2004 

J'ouvre Sud Ouest et je vais à la page des résultats du BAC ; hier, la plupart des candidats passaient les oraux de rattrapage. Il est dedans : il l'aura donc eu, au final. J'aurais bien voulu qu'il se plante, ça lui aurait fait les pieds, à ce con. Mais non, faut toujours qu'il s'en tire bien, lui

Quoi qu'il en soit, on ne se verra peut-être plus jamais de notre vie, qui sait ...? 

Le souvenir de ces pensées négatives est tellement précis qu'il vaut bien non pas une madeleine, mais un carton de gâteaux Bijou à lui tout seul. Je doute de m'en débarrasser, désormais.  

En effet, on ne se reverra plus...    


Aucun commentaire: