dimanche 21 avril 2013

Le bégaiement : la parole désorchestrée - Elisabeth Vincent - 2004



Qui est-ce qui aime la langue de bœuf ? 


Le clitoris de la vache.
Ok, elle est connue. 

Quand vous voulez parler, mais que pour un raison ou une autre votre langue ne suit pas votre pensée, ou que les mots ne sortent pas exactement comme vous le voudriez, des moments anodins de la vie quotidienne peuvent rapidement se transformer en longues minutes de cauchemar ! Non non, j'exagère pas ! Demandez à des bègues, si vous en connaissez, ou plutôt si vous les situez dans votre entourage. Qui sait, il y en a peut-être un parmi vos oncles peu loquaces et vos petits voisins baveux : ce trouble du langage n'est pas aussi facile à déceler qu'on pourrait le croire. En effet, si le bégaiement est une "perturbation de l'élocution"* qui peut se traduire par des "répétitions de syllabes"*, des "hésitations", ou encore par des blocages du processus d'articulation, la culture populaire le limite souvent au fait de répéter indéfiniment des débuts de mots...

Si cette vision réductrice du problème ne s'est pas améliorée depuis des siècles, c'est avant tout parce que le bégaiement est un sujet tabou pour les personnes atteintes et pour leur entourage. De plus, sous prétexte qu'il peut aisément être dissimulé par le silence, sa gravité est fortement sous-estimée et son impact sur les situations de communication est relativement méconnu. A tel point que beaucoup d'adulte non diagnostiqués n'ont pas conscience d'être bègues, puisqu'ils ne se reconnaissent pas dans la caricature du bègue que tout le monde a pu croiser dans les comédies théâtrales ou cinématographiques, en passant par les histoires drôles.  

A ceux qui, tout comme moi, pour une raison ou une autre, voudraient en savoir plus sur la question, je conseille ce petit ouvrage : Le bégaiement. La parole désorchestrée écrit par Elisabeth Vincent, une orthophoniste membre de l'Association Parole Bégaiement. Une spécialiste, donc. Une pro. Une fille qu'on a envie de croire ce qu'elle te dit sans se demander s'il y a un série TV derrière chacun des mots qu'elle prononce.


Oui, parce que bon, c'est quand même lui, le sujet du billet !


Comme toutes les publications éditées dans la collection "Les Essentiels" de Milan, Le bégaiement. La parole désorchestrée  se veut à la fois complet et synthétique. Un orthophoniste ou un étudiant en médecine n'y apprendront sans doute rien de révolutionnaire, mais tous les autres seront éclairés à bien des niveaux ; c'est là le but d'Elisabeth Vincent : faire connaître ce trouble pour le rendre visible, et, à terme, briser les tabous pour faire progresser les recherches. Dans son petit guide bien structuré, on découvrira : les grandes caractéristiques du trouble, ses causes repérées ou supposées, la prise en compte du bégaiement au fil des siècles, l'image du bègue dans la société, les remèdes possibles chez l'enfant et chez l'adulte, et quelques témoignages.


Alors, pourquoi bégaie-t-on ? 

Pour commencer, il faut bien avoir à l'esprit qu'il n'existe pas une seule et unique forme de bégaiement, mais des manifestations variées de ce trouble de la communication. Techniquement, on considère ici qu'il y a chez les bègues un défaut de synchronisation entre les idées, qui s'enchaînent rapidement, et les organes mobilisés pour les exprimer. Dès que ce "système neuromoteur" est mis à mal, le cercle vicieux se ferme et s'emballe : plus la personne atteinte va craindre l'"accident de parole", plus elle va stresser. Dès lors, elle butera sur les mots, répétera des syllabes ou encore se bloquera d'autant plus souvent qu'elle tentera de soigner son élocution. Sa crainte de ne pas être à la hauteur de ceux qui "parlent bien", eux, jouera également en sa défaveur.
Il est difficile de savoir pourquoi une personne bégaie et pas une autre ; encore une fois, il paraît bon de penser au cas par cas. Cela dit, les recherches menées ont permis de noter que le bégaiement se déclare la plupart du temps dans l'enfance, et touche plus de garçons que de filles. Plus rarement, il peut avoir pour origine une maladie neurologique ou un AVC. Dans tous les cas, les émotions ressenties (peur, surprise, fatigue) ont un impact sur l'accentuation ou l'atténuation de ce problème d'élocution. De même, les situations de communication, plus ou moins éprouvantes pour le bègue, ou la pratique de certaines activités apportent des variations négatives ou positives au trouble. Le chant, le théâtre, par exemple, tendent à l'effacer parce que la personne entre alors dans un rôle et devient imperméable au regard de l'autre.


Ah, voilà pourquoi Shredder est aussi méchant ! Parfois, la colère efface le bégaiement car le locuteur a la pensée occupée par autre chose que sa peur de mal formuler ses propos.


Allez, c'est un peu drôle, quand même ! 

Le bégaiement marque une sortie de la norme, surprend et déstabilise. Dans le même temps, il n'est pas reconnu comme "grave" dans l'inconscient collectif. On n'a donc aucun scrupule à en rire et à l'utiliser comme ressort comique au cinéma ou au théâtre. Honnêtement, pourquoi se gêner ? Les répétitions de syllabes offrent une belle palette de de jeux de mots, et amènent tout droit un personnage de comédie dans des quiproquos et autres situations compliquées. Cela dit, lorsqu'il n'est pas utilisé pour ses vertus comiques, le personnage bègue au cinéma ou dans la littérature devient limite tragique : s'il n'est pas totalement marginalisé, il est au moins en souffrance.

Ne perdons pas de vue qu'il s'agit d'un problème bien réel ! Toutes ces représentations culturelles et fictives peuvent faire du tort à l'image que les bègues ont d'eux-même. Comment se valoriser lorsqu'on n'est pas foutu de dire une phrase entière en toute "fluence", et lorsque les seules modèles dont on dispose sont un dindon de farce et un bizut suicidaire ? Certains s'en sortent en jouant la carte de l'humour et de l'autodérision, et ceux-là, ils ont tout compris.

Malgré toutes les thérapies testées, approuvées et abandonnées par des milliers d'enfants et d'adultes depuis des siècles, on en est arrivés à un point : le mieux, c'est peut-être de s'habituer à vivre avec, et à mieux le vivre soi-même pour pouvoir faire accepter le handicap aux autres. Attention, ne prenez pas ma remarque pour du pessimisme mal placé, d'autant plus que les recherches sont toujours en cours, et que pour les petits, il n'y a pas de quoi s'alarmer. La prise en charge des enfants et la formation des parents aux "bons réflexes" à adopter donnent apparemment lieu à des résultats positifs sur la durée. Il est en effet préconisé à pères et mères de ne pas ignorer le problème, d'en parler sans trop insister dessus quand même, d'accompagner la parole de son gosse sans lui mâcher le travail... Tout est une question de dosage, si on y réfléchit bien.


Morale de l'histoire :

Si on passe sous silence un problème de communication aussi handicapant, on prend le risque de l'auto-entretenir et de se noyer dans la spirale de la mauvaise estime de soi, du regard méprisant ou amusé de l'autre, et de tous les démons de l'Enfer.

Si on parvient à poser des mots dessus, on ne le résout pas, on remue le couteau dans la plaie, mais au final, il paraît qu'on se sent mieux...


VINCENT, Elisabeth. Le bégaiement. La parole désorchestrée. Editions Milan. Coll. "Les Essentiels". 2004. 64 p. ISBN : 2-7459-1508-8 


* Définition du dictionnaire Larousse en ligne





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