jeudi 23 août 2012

Les trois poulets rôtis




Les trois poulets rôtis


Tout est bien qui finit bien ! On enterre aujourd'hui deux lambeaux de viande qui hier encore étaient des chevaliers. Je n'ai pas pour habitude de tirer un plaisir quelconque de la mort d'un homme, l'autre en haut me pardonnera. Du moins je l'espère, car leur trépas m'a donné une raison d'applaudir la justice du Diable.
Ils étaient encore bien vivants, ces braves combattants, l'autre soir, lorsqu'ils ont mis les pieds dans notre chaumière. Ah ça, je peux vous l'assurer.

La soirée s'annonçait calme, pourtant. Ma soeur finissait de forger une cotte de mailles pour son coquelet favori, tandis que je m'efforçais de faire entrer une poulette égarée dans l'antre de ses congénères déjà endormies. Une fois qu'elle aurait bien voulu se laisser dompter, tout notre avoir et notre bonheur serait là, réuni dans le vaste poulailler d'intérieur, dressé entre les murs où nos aïeux étaient nés. Ces poules, aussi chères à nos yeux que nous l'étions pour notre mère, occupaient la moitié de l'habitacle. Seule une cloison de bottes de paille séparait leur vie de la nôtre. Par beau temps, nous les laissions aller à leur gré au dehors, mais nous prenions soin de toutes les ramener au bercail à la tombée de la nuit. D'ailleurs, beaucoup nous devançaient et regagnaient d'elles-même leur perchoir.

Chacune avait son nom, beaucoup étaient habillées comme des dames et comme des courtisans _ il faut dire que le temps que je passais aux champs laissait à ma soeur assez de piécettes pour s'équiper d'un peu de tissu et de fer, et assez de temps pour la confection de ces apparats. Mais je m'égare.

Ce soir-là, ma soeur s'était montrée d'humeur courroucée à mon égard, car elle me pensait un peu trop laxiste sur le couvre feu des poules.

« Dépêche-toi, par pitié ! Quand tu auras ramené Pourpre Poitrail auprès de ses amies, attrape-moi donc le Beau Sire, que je lui enfile sa vêture de guerrier ! Puisqu'il supporte déjà très bien sa coiffe-de-crête métallique, et que je l'ai pris à se mirer dans l'abreuvoir tout à l'heure, j'ai bien envie de l'équiper dès ce soir de ses plus beaux atours !

Sur ces mots, auxquels je n'avais pas répondu, la porte s'était ouverte et deux hommes de forte stature étaient entrés.

« _ Petite paysanne, donne-nous des oeufs et deux ou trois de tes galinettes. Nous avons fait un long voyage et n'avons point dîné.

Ils ne m'avaient pas vu, et devant le visage catastrophé de ma soeur, j'intervins, laissant Damoiselle Pourpre Poitrail à son escapade nocturne. Je me campai devant l'homme qui avait formulé la demande.

_ Mes seigneurs, je comprends fort bien l'initiative que votre panse vous souffle à l'esprit ; mais voyez par vous-même : nos galines ne sont pas mangeables. Sans quoi elles ne vivraient pas parmi nous et ne picoreraient pas leur grain toutes habillées.

Désarçonnés par les raisons de notre refus, les chevaliers se regardèrent, ne sachant que répondre. Il y eût un silence gêné. Mais ils retrouvèrent vite l'aplomb et la fierté propre à leur rang, préférant croire à une plaisanterie. Le second Chevalier perdait patience.

_ Cessez de vous payer notre tête, petits semeurs abandonnés. Vos têtes, vos murs et vos bêtes appartiennent tous au seigneur de ce pays, et, par extension, ils sont aussi à nous, ses chevaliers. Alors, n'essayez pas de nous endormir avec vos histoires d'animaux costumés et de sensibleries mal placées. Donnez nous deux belles gélines, ainsi que des oeufs ; et le coq aussi.

Nous ne voulions pas céder des animaux, mais les deux hommes s'avançaient vers l'objet de leur visite, guidés par les gloussements des volailles. Dans le poulailler, des grognements de bêtes féroces étouffèrent leurs jurons.

_ Votre chien voudrait-il bien trancher le pain et dresser la table ? Railla l'un des deux.
_ Nous n'avons pas de chien. Sur ma vie, vous n'accèderez pas à l'antre des poulettes ! Vous êtes déjà fort gras, si bien qu'un mois de jeûne ne vous ferait que le plus grand bien.

_ Fieffée garce ! Je crois bien que ton nez de fouine va goûter de mon lard.
De sa main gantée, il lui asséna un terrible coup de poing, et elle tomba toute flasque contre le sol, le nez saignant, la conscience évaporée aux quatre coins de dans l'atmosphère chaleureuse de la chaumière.

Les grognements se turent pour faire place à un rugissement de bête agacée.

L'autre empoigna mes cheveux d'une main, mon oreille de l'autre et rapprocha ma figure de ses lèvres.

_ Maintenant, fais taire ton chien et sors-le d'ici ; j'ai pas envie de me faire bouffer par un pouilleux enragé.

On n'avait pas de bête autre que nos poules, et je n'avais aucun doute là-dessus ; or, j'étais tout comme eux persuadé qu'un fauve était tapi dans le poulailler ! D'autant plus que les gélines étaient coites comme on peut l'être au beau milieu d'une nuit calme. Voilà qui était étrange. Mais bon, sous la menace des deux colosses métalliques, je me gardai bien d'en faire la remarque !

J'entrai dans la deuxième pièce de notre maisonnette _ l'antre des volailles, donc. Les poules s'étaient éveillées et piétinaient sur le perchoir, aux aguets, trébuchant les unes sur les autres. Cependant, elles étaient silencieuses. Le Beau Sire trônait au milieu d'elles, et son couvre-crête tout juste forgé luisait dans le rayon étoilé qui traversait le chaume.

Ni chien, ni lion, ni licorne aucune dans l'antre nocturne des poules, où seule la lune semblait pouvoir s'introduire. Les chevaliers s'adressèrent un regard entendu et haussèrent les épaules : tout cela n'était guère compréhensible, mais après tout, qu'importe ? La faim les tiraillait, il était grand temps de se servir. Le premier saisit Pourpre Poitrail et sa voisine Cendrille, tandis que le second prenait notre fier coq dans les bras, et en avait déjà plein le dos. L'obscurité rendant leurs yeux à peu près inutiles, les bêtes n'opposèrent aucune résistance. Ils partirent aussi vite qu'ils étaient arrivés et nous laissèrent là, blessés et attristés.





Que devinrent nos poulets après leur enlèvement ? Nous le savons bien, et le moins inventif des jouvenceaux pourrait le deviner aisément. Par quel chemin arrivèrent-ils à l'issue de leur destinée ? Nous n'en avons qu'une vague idée, formée grâce au langues vivaces des paysans, des commerçants de la cour, d'un petit écuyer, et des derniers compagnons de table des ravisseurs affamés.

Les chevaliers rapportèrent leur butin au château, où le cuisinier s'étonna fort du gibier qu'on venait lui confier :

« _ Pourquoi avoir tué des poulets d'un honnête paysan, puisqu'on en sert quasiment tous les jours à la table du seigneur et de son entourage le plus proche ? »

Certes, on était en droit de s'attendre à des viandes plus exotiques de la part de chevaliers revenus de la chasse ou d'un long périple ! Ils s'en justifièrent sans ambages et sans craindre le ridicule. La faim, la légitime faim d'un voyageur privé de bien des douceurs, les avait poussé à quémander un peu de viande sur les terres de son suzerain. Mais, après le vol, les choses s'étaient compliquées de façon inattendue ; les deux hommes s'étaient d'abord battus sur la manière de sacrifier les animaux, l'un souhaitant les saigner afin de recueillir le sang pour en faire une sauce, et l'autre préférant les égorger. Ils avaient finalement saigné les bêtes, mais un autre problème s'était posé : ils ne savaient absolument pas griller une poule et n'arrivaient pas à maintenir un feu assez vif pour cuire de la viande. Enfin, le fait que les poules portent une robe et le coq un couvre-crête en métal ne pouvait que donner une drôle d'impression, quoi qu'on en dise.

Le cuisinier emporta les volailles en hochant la tête.

« _C'est pourtant pas bien compliqué. »

Il les déshabilla, les pluma avant de les vider et de les faire rôtir sur des broches. Pauvres bêtes, il paraît qu'elles furent à leur goût, bien grasses et savoureuses.


OOO

Ce dîner idéal n'autorisa certainement pas leur mauvaise conscience à troubler leur sommeil. Cependant, il était dit que cette nuit-là, ils n'en verraient jamais la fin. Dans la chambre que partageaient les deux compagnons, le calme plat allait sous peu laisser exploser une violente tempête. Une paire de petits pas légers parcouraient le plancher, à la recherche des dormeurs alités, avant de se surélever dans un souffle d'air et de se poser sur le ventre chaudement couvert du plus imposant des deux chevaliers.

« Mais quelle bête du démon se permet-elle de marcher sur ma panse ? Hurla le guerrier. Il se redressa et jeta sa courtepointe au bas du lit. Leur chute provoqua l'envol de quelques plumes de poule arrivées on ne sait trop comment jusqu'à leur litière. Il regarda autour de lui et s'aperçut que la sensation chatouilleuse d'un oiseau sautillant sur la peau avait disparu. Encore un mauvais rêve causé par un repas trop copieux, sans doute. Il se recoucha, sur l'autre côté, la face contre le mur, et se rendormit.

L'écuyer d'abord alarmé en fit de même. Un nuage n'avait pas encore voilé le clair de lune que la désagréable impression qu'un passereau voyageait sur sa couenne l'avait retrouvé. Les griffes n'étaient plus aussi finement chatouilleuses, mais appartenaient à une patte calleuse et robuste qui lui labourait les chairs.

_ Descends de là, oiseau de mauvais augure ! Si seulement je pouvais te voir, et pas seulement sentir l'effet de tes salles patins de bestiole ensorcelée !

Il n'obtint en réponse un rugissement venu de nulle part _ lui aussi ! Qui n'eût pour intérêt que de le surprendre et de réveiller pour de bon son voisin de chambre et le petit écuyer.

_ Mais qu'as-tu, à geindre dans ton sommeil ! J'aimerais me reposer en toute quiétude !

Par chance, l'écuyer, plus lucide, s'était déjà jeté sur son maître dans l'espoir vain de mettre à distance la volaille invisible.

_ Délivre-moi de ce charognard, bougre d'âne, histoire qu'il comprenne que je suis encore bien vivant !

_ Messire, je ne peux qu'éponger vos plaies pour l'instant ! Je ne sais de quel animal vous parlez, car je ne le vois point. Ah ça ! Vingt torches n'y changeraient rien ! Sauf votre respect, je n'y croirais même pas si je ne voyais pas votre chemise se déchirer par endroits, se couvrir de sang et de chair comme par magie.
Le jeune homme s'efforçait pourtant d'agiter ses mains au dessus du ventre de son maître, comme pour chasser un volatile sautillant. Il suivait à la trace le chemin formé par les écorchures. Ajoutées les unes aux autres, elles formaient à présent une blessure vive et profonde.

_ Aide-moi, toi aussi ! Hurlait le chevalier tétanisé par la douleur et la panique de vivre une agression purement inexplicable. Bientôt, ses cris agacés devinrent des gémissements pleins de souffrance vite remplacés par les râles de l'agonir. Ses mouvements se limitaient à détourner le regard vers son double un peu moins gras. Mais ce dernier ne pouvait ni agir, ni répondre, car il était également mal en point.

Ses quatre membres gisaient à l'écart de son tronc, par le fait d'une franche découpe. Alors que l'écuyer allait de l'un à l'autre, épongeant le sang et freinant les hémorragies avec des mouchoirs et des lambeaux de chemise, une ouverture se fit à la base de sa gorge, créant une nouvelle fontaine rouge sombre. Comme si la mutilation n'était pas complète, son torse fut divisé en deux parties en fonction d'un axe vertical partant de l'abdomen pour s'éteindre au niveau de la poitrine. Quelqu'un, quelque chose l'avait tranché tout vivant comme un gibier prêt à cuire.

Le jeune survivant demeura quelques secondes hébété, perdu à mi-chemin des deux corps morcelés que la vie avait abandonnés. Il prit alors conscience d'une odeur bestiale, mêlée de sang humain et de plumage. Dans cette chambre voguait une âcre senteur de poulailler habité. Lui, qui dans son application à venir en aide aux hommes en difficulté avait perdu la notion de ses propres sens, retrouvait peu à peu la perception des bruits, des mouvements et des cris d'animaux qui avaient ponctué le carnage. Au fur et à mesure que la vie quittait les corps, cette agitation sonore, d'autant plus effrayante qu'elle ne formait l'écho d'aucune enveloppe charnelle, perdit de l'intensité et finit par disparaître en le laissant seul avec ses morts.

Ce petit écuyer que nous connaissions bien dans notre campagne, il fut heureusement épargné par les volailles fantomatiques. Longtemps, il avait craint, sans vraiment prendre le temps d'y penser, que le sort s'acharnerait sur lui une fois que ses deux supérieurs auraient été réduits en bouillie. Mais il n'en fut rien ; après quelques heures de réflexion, en dépit de l'épuisement et du choc de ce qu'il avait vu et indirectement subi, il choisit de créer un lien entre le vol des poulets et ces trépas surnaturels. Il en déduisit aisément que, n'ayant pas pris part au repas des poulets habillés et habités d'une conscience, il n'avait aucune raison de faire l'objet de leur vengeance. D'aucuns tentent de l'accuser du double meurtre des chevaliers, car ils ne croient pas à la diabolique cause de leur mort. Mais il tiendra bon, car il en a bien trop vu pour se laisser déstabiliser par de simples mortels. Peut-on seulement songer à de telles scènes avant de tuer deux hommes ? Sans doute pas. S'il ment, tant pis pour lui ; il mourra dans une souffrance bien moindre que celle de ses maîtres, et aura assez de répartie pour défendre sa place au paradis.

OOO

Ca y est, la cérémonie est terminée. Nous l'avons suivie de loin, non par compassion pour l'âme des défunts, mais pour faire notre deuil de cette mésaventure. Comme si nous avions besoin d'être sûrs et certains de l'enfermement définitif de ces deux corps de brutes. Des gamins endimanchés parcourent le rang d'oignons que forment la noble ascendance familiale des chevaliers voraces, et crient au fantôme. Ils disent avoir entendu des cris de bête aux alentours des stèles et tentent de convaincre quelques damoiseaux de la véracité de leurs dires, sous leurs regards amusés.

_ J'ai entendu un chien aboyer dans le cimetière, et un coq chanter.

_ Non, c'était un chat sauvage !

_ Certainement pas.

_ Oh, je jurerais que c'en était un, pourtant. Mais une chose est sûre, un coq a chanté.

Il va de soi que les mystères sont destinés à le rester pour toujours ; aussi ma soeur, l'écuyer, les villageois et moi-même ne saurons jamais rien du fin mot de l'histoire. On ne peut que supposer l'éclosion de phénomènes indépendants du bon sens de la nature et de la volonté de Dieu : Beau Sire était-il hanté par une bête féroce, ou avait-il le pouvoir d'en appeler une à son secours ? Les âmes de ses dames ont elle cédé à la tentation de faire connaître aux corps des deux chevaliers des souffrances pareilles aux leurs ? Personne ne peut l'assurer, mais personne ne se risque à avancer d'autres théories...

« Et l'écuyer ? Me direz vous, n'a-t-il pas cédé à la folie de tuer ses maîtres et de se cacher derrière une histoire de sorcellerie farfelue ? » Oh, à vrai dire, je ne le pense pas. Il n'aurait trouvé aucun intérêt à agir ainsi, même sur un coup de tête. Aucune arme humaine n'a été utilisée pour aucun des deux meurtres, et sa description est tellement précise qu'on n'en peut douter. Depuis, il erre à moitié fou à travers le village, contant son histoire partout et passant ses nuits à veiller. S'il est un jour jugé coupable et condamné à mort, son exécution ne pourra être qu'une délivrance de son âme ; pour l'heure, il convient d'avoir pitié de lui, au lieu de l'accuser.

Lorsque ma soeur a contemplé, la nuit dernière, et ce matin encore, les trois tristes espaces vides sur le perchoir déserté par nos chers martyrs, elle s'est consolée en espérant que leurs fantômes prennent le temps d'errer encore un peu parmi nous, afin de venger leurs frères.



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