dimanche 5 février 2012

Les Aigles Décapitées - Tome 3 : Les Eperons d'or - Patrice Pellerin, Jean-Charles Kraehn - 1988



Revenons à la bande dessinée Les Aigles décapitées et parlons maintenant du troisième tome du cycle de l'imposteur : "Les éperons d'or". Publié en 1988 par le duo Kraehn - Pellerin, cet album vient clore momentanément les mésaventures poitevines d'Hughes et de Sigwald.


"Tu veux ma photo ?"


Où est-ce qu'on en était ? 


Lancé à la poursuite du Bâtard de Cuzion, le ravisseur d'Alix, Hughes court dans la neige comme un dératé. Il n'a pas fallu plus de quelques minutes d'inattention du pseudo-fils de Renaud pour que la jeune fille téméraire soit rattrapée par le pervers auquel elle venait d'échapper. Il parvient à la déloger des griffes du bonhomme lubrique et de ses compagnons tout aussi vicieux mais s'en tire avec une grave blessure due à une flèche reçue dans l'épaule.

Alix retrouve in extremis le convoi en route pour Poitiers et persuade Ravenaud d'amener Hughes à l'abbaye de Fongombault pour qu'il puisse bénéficier des soins des moines. Le blessé ne va pas revenir à la raison avant la fin de l'hiver, et sa convalescence durera jusqu'au mois d'avril 1242.

Ce troisième tome nous offre un autre point de vue : celui d'Hughes. Contrairement aux deux premiers épisodes qui ne présentaient que les indications d'un narrateur extérieur à l'action, les planches sont ici ponctuées par le regard du héros sur les événements. Ses impressions personnelles apparaissent dans différentes vignettes, notamment au début. Encore plus riche que les précédents niveau action, le texte occupe un espace moins important au profit de l'image, pour un ensemble plus aéré.


L'engagement du héros 

Rappelons-nous la dimension historique des Aigles décapitées. En effet, il faut bien noter une que le héros, Hughes, finit par s'engager pour une cause dont il se moque royalement. Alors qu'il était resté en marge des événements, soucieux de ses intérêts personnels, les dernières vignettes le montrent dévoué au roi Louis IX dont il devient le chevalier. Pourtant, peu lui importe que les terres qu'il parcourt soient gouvernées à distance par un roi basé à Paris, ou par Lusignan et le reste de la noblesse locale. Il n'entre jamais réellement dans le débat, et c'est seulement pour venger Saturnin, empoisonné à sa place, pour venger le messager de Blanche de Castille, pour venger la mort de Renaud le seigneur de Crozenc, en gros, pour s'opposer à Enguerran, qu'il choisit de servir le roi. Si on est tenté de retenir la magie du héros "sans-nom" capable d'influencer l'Histoire pour défendre l'âme de ses amis, il faut aussi remarquer que sa conviction personnelle n'a pas fait l'objet d'un questionnement ; un peu comme quand on vote pour quelqu'un dans le seul but d'éloigner un autre de la victoire. Même lorsqu'il arrive au pouvoir à Crozenc, Hughes n'a rien d'un personnage politiquement engagé. Il est simplement le vassal de Saint Louis, il est fidèle à Alphonse de Poitiers... parce que c'est comme ça.



La quête de l'identité

Il faut dire que le jeune Hughes a bien d'autres préoccupations. Il a tardivement appris de la bouche de Sigwald qu'il n'était en rien le fils du seigneur Renaud de Crozenc, et qu'il n'avait aucune raison de revendiquer un quelconque pouvoir. Pire, il s'est rendu compte qu'il avait un outil forgé par Sigwald pour nuire à Enguerran. Tous ses projets s'effondrent, laissant place aux questionnements propres à tous les jeunes de son âge et de sa condition, alors que dans son cas ils n'avaient plus lieu d'être : qui suis-je, d'où est-ce que je viens, où est-ce que je vais, que vais-je faire de ma vie ? Hughes est forcément troublé et perturbé. Après la phase de déni de Sigwald, son père de substitution qui a le mérite de lui avoir fourni un destin clés en main, il ne sait plus quoi faire de sa vie. Lorsque le frère Saturnin lui demande : "Que vas-tu faire maintenant ?" il répond vivement : "Je sais pas ! "

Ce faux statut de noble dont il s'est cru digne pendant des années lui a cependant permis d'acquérir une grande confiance en lui et en ses qualités. C'est bien connu : bon sang de saurait mentir. Même après avoir découvert qu'il n'est "rien", il continue d'utiliser la devise familiale de Renaud de Crozenc pour se donner du courage ; et ça marche. "Les éperons d'or" transmettent plus fortement un message d'importance : la valeur d'un homme siège dans sa cafetière, et pas dans son sang. Lorsque tous accueillent avec joie le "fils de Renaud", dont la bonté est d'avance assurée par son lignage, ils ne savent pas qu'ils s'asservissent à un enfant abandonné aux portes d'une abbaye. Certes bien guidé par Sigwald Tranchecol et ses projets de vengeance, il est surtout arrivé au sommet rêvé par tout "jouvencel" du XIIIe siècle parce qu'il a cru en lui et s'en est donné les moyens.



Frôler la mort et se réveiller


Si Hughes craint tellement le retour de manivelle à la fin du cycle, c'est non-seulement parce qu'il ne se sent pas légitime, parce qu'Alix lui manque, mais aussi sans doute parce qu'il sait que la mort peut frapper rapidement et de bien des manières.

Comme beaucoup d'autres bellâtres du Moyen Age, le blondinet a d'une part goûté de la flèche. Dans l'Assassin Royal, Fitz se voit diminué considérablement par le blessure d'une flèche empoisonnée. Le souvenir très vague que j'ai de la série animée Prince Valliant me permet quand même de dire que le héros se retrouve lui aussi quelques jours dans le gaz à cause d'une mauvaise flèche entre l'épaule et les pectoraux. Tous sont en proie à des délires et à des hallucinations plus ou moins fréquentes pendant ce temps. Leur récurrence semble montrer que l'arc et les flèches ont un rôle bien particulier dans l'univers médiéval tel qu'il nous est présenté en littérature : peut-être celui de l'attaque mesquine, silencieuse et souvent fatale après une longue souffrance, surtout lorsque le projectile est pourvu d'un bout empoisonné. Ici, la flèche est décochée par un insignifiant larbin du bâtard de Cuzion.

D'autre part, il sait qu'il a échappé de peu à la coupe de vin empoisonnée par les soins du borgne Galin. Les attaques des petits bijoux de toxicologie ne sont pas non plus connues pour être des plus honorables, et FitzChevalerie, l'empoisonneur au service du roi, en sait quelque chose. Il sait très bien que son statut de "bâtard semi-noble" l'a directement affecté aux tâches utiles mais ingrates de l'assassin qui ne se tâche jamais les mains.



L'album se termine de manière un peu trop précipitée, même s'il laisse entendre qu'une suite est possible, et même probable. A les abandonner ainsi aux portes du bonheur, on pourrait croire que Kraehn et Pellerin ne sont pas fâchés d'en finir vite avec Hughes et Sigwald ! Les dernières planches, dans lesquelles la petite histoire se mêle très nettement à la grande, auraient presque pu faire l'objet d'un quatrième volet si leur contenu avait été développé. Mais la poursuite de Galin, la rencontre du messager à l'agonie puis de Saint Louis sont finalement expédiées. Lorsqu'on apprend que le quatrième tome des Aigles décapitées est l'oeuvre de Kraehn pour les dessins comme pour les scénario, on comprend mieux : les auteurs avaient sans doute des tas de raisons de terminer l'ouvrage de cette façon-là.

PELLERIN, Patrice ; KRAEHN, Jean-Charles. Les Aigles Décapitées. "Les éperons d'or". Glénat. 1988. Coll. "Vécu". 46 p. ISBN 2-7234-0904


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