vendredi 15 juillet 2011

Avec Robert, au bar.



Gertrude la serveuse était cuite à point à cette heure de la nuit. Son regard luisant du midi au soir prenait à l'approche de la fermeture du bar un reflet lourd de fièvre. Elle devenait alors moins patiente avec les clients, surtout lorsqu'ils s'alourdissaient d'alcool, moins loquace encore que d'ordinaire. Peut-être voulait-elle simplement faire sa mégère afin d'écarter tout risque d'engager avec eux des conversations qui auraient pu, et elle le savait d'expérience, s'éterniser jusqu'au petit matin.




« Elle, elle n'aime pas son boulot, ça se sent! » Disait souvent Robert, qui aimait bien pronostiquer sur la vie des gens. Il lisait un peu trop de bouquins grouillant de héros opprimés qui ne se sentaient jamais à leur place, et pouvait déceler dans n'importe qui des traces de frustration d'origines diverses.

« Il lui tarde de sortir de ce trou. ».

« Sans doute »

Haussant les épaules, je pensai à part moi qu'il y avait pire dans la vie que servir des monacos et des cafés dans ce petit bar de campagne, et qu'à bien y réfléchir ç'aurait bien pu être ça, le bonheur. Mais Robert voyait en Gertrude une princesse romantique déchue au coeur meurtri et à l'estomac ulcéré par la rage, et c'est sans doute pour cela qu'il l'aimait bien, au-delà même de son allure fort attrayante. 

Pourtant, cela n'était pas peu dire. La serveuse ne se contentait pas d'avoir une longue chevelure cuivrée et bouclée, ni même d'imposer à tous sa poitrine digne de la Castafiore, non : elle avait aussi un classe naturelle dans sa manière de mouvoir sa silhouette immense et massive, et de projeter son regard noir loin devant elle. Sa taille et ses bras étaient un peu gras, juste ce qu'il faut pour avoir envie d'y mettre les doigts. Or de mémoire de boutonneux, aucune main baladeuse n'y avait encore trouvé son compte, car elle arborait naturellement cet air hautain qui nous rappelait bien vite qu'on n'avait pas gardé les vaches ensembles, et que ce n'était pas demain la veille qu'on risquerait de se croiser à l'abattoir.



Elle passa près de nous, après avoir soulevé d'une poigne assurée un plateau de verres vides, tout en replaçant non sans adresse sur son épaule une bretelle de sa robe, qu'un bourrelet musculeux avait rudement décalée. Ni un coeur à prendre, ni un cul à prendre : c'était l'évidence-même.

« Tu penses que son mec est gros, ou bien maigre? »

Déstabilisé par la question de Robert, je haussai une nouvelle fois les épaules. Que pouvait-il bien se passer dans la tête de ce particulier? En sa compagnie, j'en venais à me demander ce qu'il en était de la mienne, de tête.

« En tous cas, c'est un motard. A coup sûr. »

Cela ne voulait rien dire, cependant cette dernière prophétie parut le satisfaire, pour la simple raison que je l'affirmais avec quelque peu d'assurance. Robert était petit et maigre, et s'était sans doute imaginé quelques secondes pris entre les seins de Gertrude. Je m'en réjouis : c'était là un premier pas sur la première marche de l'escalier du premier étage de ses multiples tiraillements sentimentaux! 

C'était sans compter que le gars était du genre à être capable de se casser la gueule dès la première marche :

« Tu penses qu'elle et son mec s'enfilent des trucs bizarres, genre des crucifix et tout? 

Je soupirai, m'efforçant de rester calme.

« Non mais tout de suite, Robert. Je sais bien que ce que tu as vu lors de la soirée, c'était difficile voire choquant pour toi. A ta place, je sais franchement pas ce que je ferais. Tu pourras pas l'oublier, parce que c'était chaud, quand même, de tomber sans être prévenu sur la fille que tu dragues en train d'enfoncer un bout de bois dans le cul d'un autre mec. Il ne faut pas que ça te hante pour autant, et que tu penses à ça à chaque fois que tu croises un fille bien, sinon comment veux-tu que tu t'en sortes?


"Ta gueule, je sais comment ça s'est passé, pas la peine que tu me le rappelles.

    Il prenait un air faussement détaché.

    - Ce sera long d'oublier, mais ça vaut le coup d'être patient.


    - J'ai pas envie d'oublier ; c'est le meilleur moyen de se laisser endormir et de retomber dans le même panneau. »



    Google Fight est formel!



    C'était devenu impossible pour nous d'avoir une conversation poussée à ce sujet ; il campait sur ses positions. Il n'y avait qu'à attendre que le temps fasse son effet.

    - Bon, je vais demander à Gertrude ce qu'elle compte faire avec son mec, ce soir » Fis-je sur le ton de l'humour, en lui envoyant un clin d'oeil. Il me retourna un demi-sourire grivois, tandis que je commandais à la serveuse un litre de bière.

    - Vous allez être propres.

    Gertrude commentait rarement les consommations des gens, car à vrai dire elle encaissait sans vraiment prendre garde à qui elle servait quoi. Mais depuis plus d'un an, Robert et moi venions régulièrement ici, et il faut bien reconnaître qu'on avait l'habitude d'être sages. Sa remarque, teintée de son amabilité notoire, me gonfla le coeur l'espace de quelques secondes. J'eus envie de lui expliquer qu'on était en train de gérer une situation de crise, ce soir-là. Que Robert, en temps normal, n'était pas déprimé, écœuré de tout, que son crâne n'était pas peuplé de pensées meurtrières. Qu'en temps normal, Robert se foutait d'être petit et d'avoir une tête de fouine, qu'il se contentait d'enquiller les kilomètres sur sa mobylette, le vent dans la chemise et le sourire aux lèvres. Mais je n'en fis rien : quel sens les problèmes de Robert pouvaient-ils prendre à ses yeux?

    « Lui, là bas, il est majeur, au moins?

    Les mains prises par je ne sais quoi derrière le comptoir, elle désignait Robert en donnant des coups de menton répétés.

    _ Oui. Lui demandez pas sa carte d'identité, ça le vexerait. »

    Elle me toisa de son œil fatigué et suspicieux.  

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