lundi 20 décembre 2010

Une presse sans Gutenberg - Jean-François Fogel - Bruno Patino

Après s'être intéressés à l'audience et à la rentabilité du site internet du Monde, Jean François Fogel et Bruno Patino ont réfléchi, à partir de cette expérience, à l'évolution du journalisme et aux mutations que la profession rencontre avec l'émergence d'une presse en ligne. On est alors en 2000.

Dans Une presse sans Gutenberg, les auteurs prennent le parti d'une rupture entre la presse écrite, plus généralement les médias de masse, et la presse disponible sur Internet, sans jugement de valeurs, d'ailleurs. Le métier d'un journaliste qui publie dans un quotidien en vrai papier recyclé est trop différent ce celui qui alimente la presse pas palpable, pour qu'on hésite à déclarer le changement d'ère. Le cyberespace et le monde réel sont ici deux univers distincts.



Ce changement d'ère n'est pas synonyme de mort du journalisme; avec ce média atypique qu'est Internet, une nouvelle branche de la profession s'allonge et bourgeonne rapidement et solidement.


Je ne parlerai pas de l'ouvrage en entier, intéressant d'ailleurs, mais la large place qu'il accorde à l'audience et plus particulièrement aux "lecteurs" de presse en ligne, me sert d'appui pour exprimer quelques remarques générales.

Jusqu'à la toute fin du XX°siècle, on avait d'un côté les journalistes détenteurs d'un "quatrième pouvoir", observateur critique des trois premiers (exécutif, législatif, judiciaire), et de l'autre, leur public-récepteur relativement passif : l'audience. Depuis une dizaine d'années, l'audience semble s'être "réveillée" : elle cherche l'information, la choisit, la conteste, et parfois-même la fournit. Le journaliste en tant que professionnel n'en impose plus comme au temps où on se disait « c'était vrai, on l'a vu à la télé, on l'a lu dans le journal ». A présent, tout le monde est a égalité.


Aussi, être journaliste en ligne, c'est tenir compte plus que jamais des attentes du public, pour ne pas passer à la trappe : écrire pour une lecture superficielle, dans une langue sensiblement différente de celle rencontrée ailleurs, maîtriser des indications des algorithmes qui font remonter ou non votre article sur le site internet d'actualité, en fonction du trafic des internautes, être rapide pour se faire une place parmi les liens qui bougent et s'agglomèrent à chaque seconde, en gros, obéir à de nouveaux codes. Encore un peu trop récents pour être théorisés, ils sont pourtant bien connus des journalistes, qui les ont appris sur le tas, au cours de l'évolution du web et des nouvelles pratiques des internautes..


Il n'y pas que sur les sites commerciaux qu'on va faire son marché; lorsqu'on s'informe sur le web, la démarche sensiblement est la même. Les avantages et les inconvénients sont comparables : la rapidité, le large choix et la quasi-certitude de toujours trouver quelque chose sur un sujet n'efface pas le risque d'être confronté à quelque chose qui semblait tout à fait satisfaisant à première vue, mais qui est en réalité tout pourri. Aussi, il n'est pas déplacé de dire que, sur Internet, on monte son propre journal en kit, en choisissant ses sujets d'actualité, en parcourant les liens de différentes sources, grâce à une invention magique mais un peu déboussolante : l'hypertexte*.


Alors, le journalisme en ligne, et à plus forte raison lorsqu'il permet l'interactivité et même la collaboration du public, est-ce la mise à l'honneur du citoyen? est-ce le Mal? Est-ce sérieux, crédible, ou simplement un gadget avant de passer aux choses sérieuses : allumer la télé? Tout dépend de la façon dont on perçoit l'internaute lambda, lorsqu'il surfe sur Internet. Est-ce un enfant? Un adulte? Les deux en même temps (car c'est possible!) Un irresponsable qui va mélanger toutes les sources sans faire preuve d'aucun discernement?

« Irresponsable » supposerait que la démarche est évidente et que celui qui tombe dans le panneau du hoax l'a vraiment fait exprès! Avoir une connaissance des sources, un usage raisonné des outils de recherche d'information s'apprend... Même lorsque cette difficulté nous passionne et qu'on veut se spécialiser dans sa reconnaissance, il arrive qu'on réalise qu'on a surestimé notre propre maîtrise des rouages de l'information sur Internet, qu'elle est extrêmement insuffisante, et qu'un long chemin reste encore à parcourir pour l'améliorer.

Seulement, chacun a une manière différente d'approcher l'information, chacun a sa propre expérience des sources et des démarches, tout le monde a à apprendre, mais personne n'en est au même point. Il n'y a pas un public, une audience, mais des tas et des tas. Pourtant, beaucoup ont, d'un point de vue technique, le même accès à Internet; d'où le problème, et une fausse impression d'égalité.

Ce n'est pas Internet, le web, ni même ceux qui publient l'information, qui doivent « faire peur »: c'est la place du public, acteur de sa propre information : c'est lui, en fonction de ses connaissances préalables, de sa facilité ou non à exploiter les sources, qui fera son omelette avec des oeufs clabots ou des oeux doubles, après s'être servi sur le marché de l'actualité. Et de ce point de vue-là, non, on n'est pas tous à égalité.


L'inégalité n'apparaît pas seulement à ce niveau. Jean-François Fogel et Bruno Patino le signalent bien : un journal en ligne entièrement payant, ça ne fonctionne pas. Pour être un minimum consulté, le site sera au moins en partie en libre accès. Une nouvelle fracture se crée : ceux qui peuvent payer (journaux en ligne ou papier), et ceux qui s'informent gratuitement (quotidien gratuit ou site en ligne). Plus que les titres des journaux qui révèlent une dominante politique ou un groupe de pensées et d'opinions, c'est maintenant l'accès ou non à des journaux qui déterminent de grands groupes de publics. Difficile de dire si oui ou non, on peut parler d'information à deux vitesses, car la qualité d'un contenu est moins que jamais liée à son support.



* l'hypertexte, c'est le système qui noue entre elles les pages disponibles sur Internet, à l'aide de liens; sans l'hypertexte, le web ne ressemblerait pas du tout à une toile d'araignée, on n'appellerait pas ça le web, et Internet ne servirait pas à grand chose si ce n'est à quelques tronches de l'informatique de s'échanger des dossiers top secrets (ou des blagues)! Hum.



Jean-François Fogel, Bruno Patino - Une presse sans Gutenberg, pourquoi Internet a bouleversé le journalisme. 2007 - Points

Couverture : Nick Veasey



Désolée pour ceux qui lisent depuis un tout petit écran... ;-)





Aucun commentaire: