vendredi 27 août 2010

Le gâteau au yaourt


Comme tous les dimanches matin, la mère de Robert s'était lancée avec amour dans la préparation d'un gâteau au yaourt. Autrefois Robert l'aurait accompagnée dans la succession des tâches qu'eux deux connaissaient par cœur, à raison d'une cinquantaine de desserts à l'année, mais à présent il se contentait de boire son café, accoudé à la table enfarinée de la cuisine, en regardant vaguement le manège des œufs prêts à être étouffés dans leur cratère de farine.

Ils ne parlaient pas. Le silence était tel que, si la fenêtre était restée ouverte, on aurait pu entendre l'araignée nichée dans un coin de l'étendoir à linge dépecer la mouche prise dans sa toile la veille au soir.

A part lui, Robert cherchait quelque chose à dire, et la moindre imbécillité susceptible de briser le silence aurait été la bienvenue, mais sa pensée n'était pas plus traduisible que la couleur du ciel au dessus du brouillard matinal et il savait qu'il n'en tirerait rien. Pour donner une impression de vie, sa mère s'était mise à chantonner une mélodie en y collant les paroles d'une autre, par inadvertance; elle aurait eu un tas de questions à poser à Robert, mais n'osait les formuler, car elle savait d'expérience qu'il en fallait peu à ce mollasson pour qu'il se bute dans une humeur contrariée pour plusieurs jours. Aborder la vie après le bac par un dimanche matin de novembre pouvait avoir une influence dans le choix du cadeau de Noël qu'il lui ferait, elle en était certaine. Pourtant, plus le temps passait, et moins ses projets d'avenir étaient discernables, pour lui comme pour elle.

Il fallait assurément parler de quelque chose de plus léger! Elle contemplait du coin de l'œil le visage morne du futur bachelier en vidant des pots de yaourt à l'abricot. Heureusement que la chasse avait repris : si son père avait été dans la cuisine à ce moment-là, il l'aurait vigoureusement secoué la chaise de Robert jusqu'à ce qu'il la quitte, le pyjama taché de café, en le sommant d'aller bosser ses cours, « au lieu de regarder le dessert s'habiller plus vite que lui! Non mais, des baffes! »

Le nez perdu dans cette tasse de café chaud décidément intarissable, la feignasse prêtait peu d'attention aux calculs de sa mère et ne pouvait résister à la tentation d'écouter battre son cœur. Comme beaucoup de ceux qui sont épargnés des désagréments de la vie, il se disait que les pires choses qui aient pu lui arriver jusque là étaient d'être né avec un cœur, de s'être trouvé sur le chemin de cette chaudasse de Mauricette, et d'avoir ouvert la porte au mauvais moment, le fameux soir. Oui, il valait mieux ne plus y penser, au moins jusqu'à demain, et envisager la perspective d'une vie studieuse, et pourquoi pas friquée? Il avait tout à y gagner. Les bouquins et la thune, eux, ne trahissent jamais. Enfin, du moins, pas les bouquins.

Il avait été, depuis plusieurs mois déjà, le jouet dont une enfant gâtée ne voulait pas, bien qu'il lui ait été offert avec le cœur et le porte monnaie, et auquel elle préférait de loin un vieux doudou puant. C'était sans doute présomptueux de se placer si haut, mais comment pouvait-il survivre au vide de l'échec et à la vexation, sinon en se considérant comme un don du ciel, et rien de moins?

Une idée vint à la mère, qui voulait décidément l'égayer.

« Tu ne nous parles plus de Mauricette ces temps-ci! Comment va-t-elle? »

Qui a dit que les mères étaient pourvues d'une bienfaisante intuition?

Robert crut qu'il allait lui envoyer son reste de café au visage de la maladroite, mais il n'en fit rien, car, après tout, s'il avait trouvé de quoi briser le silence, elle n'aurait pas eu l'occasion de poser un question si mal venue. D'autant plus qu'elle ne s'imaginait pas à quel point la position de son fils était délicate, car il était hors de question d'évoquer en famille ce qui s'était passé entre Mauricette et Jean-Gérard.

Il leva les yeux vers elle, suivit distraitement les allées et venues du gâteau qu'elle eût du mal à enfourner, fit coulisser le clavier de son portable et en tapota les touches, histoire de s'occuper les doigts.

En prononçant le nom de la jeune fille, elle venait, sans le vouloir, de lui traverser le coeur comme on cale un vulgaire débris de lard entre le cube d'agneau et la lamelle de poivron, sur une brochette. Or, il était inutile de s'en offusquer. Tant qu'elle ne saurait rien, elle ferait des gaffes du même style, inévitablement.

Cependant, n'était-elle pas la seule personne au monde disposée à l'écouter? Pourquoi ne pas lui expliquer, tout depuis le début? Peut-être comprendrait-elle, après tout? En choisissant bien ses mots, en passant à la trappe deux ou trois détails, en édulcorant un peu cette histoire de oufs...

mercredi 25 août 2010

Fish tank


Fish tank est le titre d'un film réalisé par Andrea Arnold en 2009. Dans une cité londonienne, Mia, 15 ans, peine à cohabiter avec sa mère et sa petite sœur, au sommet d'un immeuble tout pourri. Rebelle dans l'âme, incapable de s'adresser à quelqu'un sans le traiter de con, elle ne vit que pour le hip hop, qu'elle pratique aussi bien que le ferait un manche à balai, en s'inspirant de clips visionnés sur Youtube.


Il faut dire que les lieux ne se prêtent pas à d'autres activités, et encore moins à la socialisation ; apparemment virée de son école, et en attente d'une place dans un centre de redressement, Mia passe ses journées à longer les usines, à revisiter la friche industrielle et le périphérique, filmés avec réalisme _mais à la limite du cliché. Seul un marginal, qui a pour richesse un canasson maladif, semble lui manifester un minimum de sympathie.


Un matin, alors que la dure à cuire se lance dans un semblant de danse du ventre tout en préparant son petit déjeuner, ce n'est pas sa peste de petite sœur hystérique qui débarque dans la cuisine, ni sa blondasse d'ado attardée alcoolique de mère, mais ... Connor, le nouveau copain de la mère, bien décidé à squatter l'appart pour un certain temps.


Beau, sympathique, patient et drôle, il n'a de cesse d'encourager les filles dans leurs projets, sous les yeux jaloux de leur mère qui veut garder pour elle seule ce « super coup ». Même Mia l'adopte aussitôt et reconnaît que Connor n'a vraiment rien d'un connard, car il est parfait. Trop parfait...

samedi 21 août 2010

Chacun son Galen! (1)


Je viens de lire le tome 1 de l'Assassin Royal, de Robin Hobb; il ouvre une série de romans fantasy assez connue apparemment, et même super vieille ^^, mais j'ai failli passer totalement à côté. Ce qui aurait été bien dommage, car les 500 pages sont passées comme une lettre à la poste, ça se lit vraiment très bien et l'intrigue est bien prenante!

Fitz est l'enfant illégitime du Prince Chevalerie, promis à succéder au Roi Subtil, à la tête du royaume des Six Duchés.

Pendant les premières années de sa vie, on ignore tout de lui, jusqu'à son existence. Au bout de 5 ans, son grand père maternel en a marre de nourrir un bâtard et le conduit à la cour de Castelcerf, où loge la famille royale, afin que son père s'en occupe, lui qui a les moyens!

En apprenant qu'il a un fils, le Prince Chevalerie renonce au trône, par respect pour sa femme, apparemment, et crée un joli bazar dans l'ordre de succession : il n'en faut pas plus pour que Fitz soit perçu comme un intrus à la cour. Il est élevé par Burrich, le serviteur de son père, mais bénéficie d'une éducation princière à la demande du Roi Subtil, à la surprise de tous. En réalité, ce n'est pas par pure bonté que Subtil prend l'enfant sous son aile. Des heures sombres menacent le Royaume : des ennemis s'agitent aussi bien à l'intérieur des terres que sur les côtes, envahies des violents Pirates rouges. Fitz apprend donc le maniement des armes, l'écriture et la lecture, mais comme il est surtout voué à devenir empoisonneur au service du roi, on le réveille au milieu de la nuit pour lui faire connaître dans le plus grand secret les plantes qui font claquer les gens plus ou moins vite.

Enfin, tout ça pour dire que, parmi les enseignements qu'il suit, il y a aussi l'Art, une sorte de télépathie à usage militaire. Galen, le mec chargé de leur laver le cerveau est un véritable tyran, qui le frappe, l'insulte et lui fait tellement croire que son statut de bâtard fait de lui un looser de base, que finalement ... il échoue! Comme c'est bizarre! Quand on vous dit que c'est perdu d'avance, il faut souvent une sacrée force pour prendre la peine d'aller chercher plus loin!

Ce personnage de Galen me renvoie inévitablement à un professeur de mathématiques dont j'ai eu l'horreur de suivre les pseudos-cours en classe de 4ème et de 3ème. Une horreur partagée avec mon père et mes tantes, c'est dire l'âge du bonhomme. Presque 10 ans plus tard, j'ose espérer que la bestiole est en voie de fossilisation avancée, et qu'elle n'est plus en mesure de nuire à personne. La retraite est tout de même une bien belle invention...


Chacun son Galen! (2)

… Dès mon arrivée au collège, j'avais tout de suite compris qu'il faisait régner la terreur dans l'établissement. La légende disait qu'il avait cassé sur la tête d'un gars sa méga équerre jaune, celle dont tous les profs de maths sont dotés pour leur plus grand malaise quand il s'agit de tracer une figure au tableau. Mais dans un aussi petit bahut, les bruits vont bon train et on a tôt fait d'exagérer, alors j'y croyais moyennement.

Or, c'était bien le gros sadique qu'on m'avait décrit. Les premiers cours me parurent plutôt drôles : il se foutait de notre gueule, en nous attaquant sur nos points faibles, physiques, moraux ou scolaires chacun notre tour. On tirait la tronche quand ça tombait sur nous mais on se tordait de rire quand c'était au voisin d'en prendre pour son grade. Quel blagueur ce prof de maths!

C'est rapidement devenu lourd : son humour n'était fondé que sur les moqueries qu'il proférait, excitait la méchanceté d'adolescents qui n'avaient guère besoin d'être montés les uns contre les autres, et n'apportait absolument rien d'un point de vue pédagogique.

Quand il était à cours de blagues, il frappait des garçons élus tête de turc au préalable, sans laisser de trace mais assez efficacement pour impressionner et déchaîner les rires des camarades.

Longtemps, je me suis dit que tout ça, c'était en partie dans ma tête, que j'avais dramatisé l'affaire quand l'avais 14 ans, et que je n'aurais pas la même lecture des faits à présent. C'est ce qu'on se dit quand on émet des doutes sur les pratiques d'un professeur, en heure de vie de classe, à la veille d'un conseil, et qu'aucun de vos camarades n'ose vous suivre. Mais j'ai croisé une ancienne prof depuis, et elle m'a confirmé, avec son regard d'adulte, ce qui m'avait interpelée : l'obstination à réveiller les tensions dans une classe, le silence fait sur son passage et à son sujet, par pure crainte. Bien sûr, il était aussi raciste et homophobe. La totale, quoi; et il l'est sans doute toujours.

Certains de ceux qui l'ont connu, et même parmi ses victimes favorites, diront que ses taquineries n'étaient pas méchantes, qu'on ne pouvait pas parler de violence verbale, qu'ils ont par la suite rencontré pire sur leur chemin. Ce n'est pas faux, même si je pense que ce type était assez malin pour endormir élèves et parents, et leur assurait qu'il agissait pour leur bien. Personnellement je n'ai jamais vu de brimade ou de baffe faire augmenter une moyenne, ni faire naître des compétences. Mais c'est ainsi, tout manipulateur trouve ses défenseurs.

Ce type n'était sans doute pas un monstre; c'était juste une catastrophe et une honte pour sa fonction, qui inclut à mon avis un certain nombre de responsabilités, dont la valeur d'exemple que doit avoir tout adulte face à un public jeune. Si vous êtes agressifs, moqueurs ou violents avec quelqu'un, vous vous exposez à des répercutions, pas forcément sur votre personne, mais sur son entourage. On suit un mauvais exemple aussi bien, voire mieux qu'un bon. Au moins, je peux le remercier d'une chose : grâce à lui je me suis découvert une capacité à haïr quelqu'un jusqu'à rêver de lui planter un compas de prof dans la carotide. S'il arrive que je tue quelqu'un, un jour, j'aimerais autant que ce soit lui. 

J'admets avoir sans doute imprimé quelques notions abordées avec lui, telles que la distributivité, qu'il avait une manière bien à lui de traiter. Il amenait 3 élèves à son bureau, demandait à l'un d'eux de foutre un coup de pied au cul aux deux autres placés devant lui, et concluait : «la distributivité, c'est ça! ».

Cependant je dois beaucoup plus à mon manuel scolaire de l'époque, aux collections parascolaires et à tous les autres profs de maths rencontrés avant et par la suite, qui ont été à la hauteur, eux, ou qui ont du moins essayé avec toute la force de leur conscience professionnelle.

Alors bien sûr, les spécimens de cette espèce représentent une proportion minime du corps enseignant, voire ridicule si on la compare à celle des bons (comme les copines!!), des feignasses et des dépressifs. Pourtant elle existe et elle restera toujours trop élevée. Malheureusement, la réforme de la formation des profs n'inclut pas de détecteur à fachos pour l'instant. Dans sa scolarité, il faut croire que tout élève est un jour confronté à une « erreur de jury ».

Eh oui, il faut le savoir : en 2001, en France, il y avait encore au moins un professeur qui tapait sur les élèves, dans le but de se faire entendre!
Heureusement, on avait d'autres façons de se détendre!

Galen, dans l'adaptation en BD de l'Assassin Royal. 
L'image ci-dessus a été piochée sur le blog http://cherchefuturs.canalblog.com/, allez donc y faire un tour, il est chouette! 


Le Costume



Surprise de lire dans les programmes de la TNT (qu'on n'a toujours pas :p ) un extrait d'une pièce de théâtre vue il y a 4 ou 5 ans : Le Costume de Can Themba. Dommage, ça aurait été sympa de s'y frotter de nouveau, étant donné le taux d'alcoolémie de mes voisins de devant lorsque j'ai assisté à sa représentation un soir de 2003 (4?).

20:00 j'arrive devant le théâtre, il n'y a pas âme qui vive. Une partie de la classe est partie dîner chez Kim, une autre est allée boire chez Pierre . Plus sages, les autres sont retournés chez eux pour poser leurs affaires de cours.

20:15 les gens arrivent, dans l'ordre logique : ceux qui sont vraiment à jeûn, puis ceux qui ont mangé chez Kim et enfin ceux qui ont (beaucoup) bu chez Pierre. Alexandra se dirige vers moi comme elle peut et m'annonce glorieusement : «On a bu de la bière!». Elodie est moins euphorique mais son sourire satisfait en dit long. Pierre a l'oeil bovin et le regard de l'habitué.

20:20 Mme F, notre excellente prof de lettres, une de celles qui redonnent l'espoir quand on est au fond du trou, distribue nos numéros de places. Est-ce sa grande expérience des classes de terminale qui l'ont rendue aussi prévoyante? Ou est-ce le personnel du théâtre qui se méfie des groupes scolaires? Le fait est que toute la classe est dispersée aux quatre coins de la salle, sans possibilité de communiquer autrement que par sémaphore. Une démarche visant sans doute à éviter tout débordement (au sens propre comme au sens figuré, l'alcool aimant bien faire demi-tour à mi-chemin lorsqu'il rencontre quelques chips sur son passage). Déjà tout blanc, Benjamin n'est plus en mesure de lire son ticket, il ira à côté de Jérémy, qu'on le veuille ou non. Alexandra fixe ce curieux petit papier rouge et blanc avec quelque chose de noir et fin dessus, même que ça ressemble à des lettres, et elle ne tarde pas à exprimer l'émotion qu'il soulève en elle : «J'ai envie de pisser! C'est sûrement la bière».

20:25 Nous entrons en vainqueurs dans les locaux surchauffés. Benjamin se pose sur le premier fauteuil écarlate qu'il trouve; il en est d'autant plus pâle et fait figure de héros antique mourant dans un bain de sang : pourquoi cette impression? Les couleurs chaudes de la salle, le bois de la scène (C'est un très beau théâtre). Le gel desséché qui lui fait une chevelure de marcassin? Les gouttes de sueur sur ses boutons d'acné? Finalement, tout le monde décide de se placer où il veut, d'abord c'est nous qu'on choisit! Au début, on vient nous chasser, les autres spectateurs pestent; puis tout bourges qu'ils sont, ils se font une raison : ils ont bien vu que certains d'entre nous avaient l'haleine douteuse. Que faire contre cela, très chère? Cette liberté de placement, que je n'aurais pas revendiquée moi-même, me permet d'être bien accompagnée ^^, donc je ne vais pas m'en plaindre. Les alcooliques au pouvoir! Ah, c'est déjà le cas? Autant pour moi..

20:30 Lumière tamisée. Derrière nous, les langues de vipères anorexiques qui n'ont plus de venin à l'heure qu'il est. Devant nous : Pierre, Elodie et Alexandra. Ils ont fait le vide autour d'eux, plus ou moins volontairement.

20:32 La pièce commence. Lumière coupée. Tout le monde finit de s'asseoir à la hâte. Elodie et Alexandra se lèvent : où sont les toilettes? Elles s'élancent dans les ténèbres en gloussant.


L'histoire se passe dans un bidonville de Sophiatown, près de Johannesburg, pendant l'apartheid (enfin d'après mes souvenirs ^^). Depuis que Philémon, l'homme honnête et rangé, a épousé Matilda, la chanteuse, c'est un couple modèle qui est né, et leur entente fait beaucoup d'envieux. Lui prend soin d'elle à chacune des minutes qu'il ne passe pas au boulot, elle se tape en contrepartie les tâches ménagères (évidemment).. Mais elle n'est pas heureuse malgré l'attention qu'il lui porte, car pour lui elle a sacrifié sa vie d'artiste et sa vie sociale : coupée du monde, elle ne peut plus voir ses copines ni personne d'autre.. Mais un jour...

(Pierre fait tomber sa boîte de Frisk restée ouverte. Ses deux voisines et lui-même plongent sous leur siège, attirant davantage de regards que les acteurs. Maintenant, on en est sûr : Pierre voulait emballer l'une des deux, et on sait bien laquelle, sinon pourquoi des Frisk au théâtre, hein?)

Mais un jour, donc, Philémon va bosser. Il s'est levé de bonne heure, et, bien qu'il n'ait pas pu accéder aux (seules) toilettes du quartier, il a eu le temps de préparer son petit déjeuner à Matilda, avant son réveil. Deux minutes pleines de roucoulements intenses entre les deux jeunes mariés.

(Pierre, dans un éclair de lucidité, sans doute inspiré par la scène, s'incline le moins lourdement qu'il le peut, mais lourdement quand même, vers sa voisine de droite.)

Philémon prend le bus avec deux ou trois potes pour se rendre sur son lieu de travail. C'est une des scènes les plus réussies : pas de décor, pas de matériel précis, seulement un fond sonore de bus qui freine tous les trois mètres et un excellent travail des trois «passagers», qui se retiennent à une barre inexistante et feignent de perdre l'équilibre à chaque coup de frein fictif. C'est dans la qualité du mime, et dans la bonne utilisation des «bruitages», que réside toute la réussite de la pièce, ou une partie du moins, car l'intrigue et la chute ne manquent pas d'originalité.

(Alexandra se lève : re-envie de pisser, ce qui signifie que Pierre aussi doit se lever pour la laisser passer. Elodie l'accompagne, bien entendu, car une fille toute seule avec 200 spectateurs qui s'en fichent, c'est dangereux. Derrière, les vipères vocifèrent : «Eh beh ils sont pas chiants, ceux-là, au moins!»)

Tant pis pour elles, elles sont sur le point de louper le scandale de la pièce! Les potes de Philémon lui apprennent qu'il est cocu. D'abord il ne veut pas les croire. Le bus s'arrête, tous descendent. Après réflexion, il préfère rentrer chez lui histoire d'en avoir le coeur net, et trouve sa femme occupée avec un amant. Ce dernier ne demande pas son reste et saute par la fenêtre sans même se rhabiller, oubliant son costume dans la chambre de Matilda. On a l'impression d'être en plein dans la comédie, dans un motif de farce. Mais ça ne durera pas. Philémon ne va pas hurler à la mort comme un vieux barbon de Molière. Il va simplement saisir le costume de l'amant, posé sur une chaise...

(Enfin ça j'en sais rien, car c'est à ce moment que les filles ont fait leur grand retour parmi les frisks éparpillés aux côtés d'un Pierre somnolent. Soulever le costume de l'amant, c'est sûrement ce que Philémon a du faire.)

... il va saisir le costume de l'amant, et annonce à Matilda qu'il fera partie de la «famille», qu'il faudra le traiter comme une personne à part entière. Ce sera son châtiment. C'est un curieux ménage à trois qui se forme, d'abord plutôt drôle; le costume siège à table, les suit dans leur chambre.

(Fin d'effet de la bière. Alexandra est prête à demander le remboursement de ses trois euros tarif scolaire et fait part de son indignation à Elodie: « Mais c'est trop con c'te pièce, regarde, la femme parle à un costard, c'est complètement débile!» Bah faut suivre un peu. Derrière, un groupe de mâles d'environ 15ans, aux pantalons de survêts surmontés de chaussettes de sport trouve que la punition est un peu légère, que le mari est trop bon trop con.)

Et puis tout devient glauque et plus drôle du tout. Lorque le «gentil cocu» se fait tyran et oblige sa femme à promener le costume dans le quartier et à aller faire les courses avec, toute la salle plonge dans le mauvais rêve.

Les trois gais lurons ont définitivement perdu le fil. Elodie semble vouloir s'accrocher aux branches mais les questions existentielles n'attendent pas «Pierre, tu nous ramènes, après? _Ouais ouais.»

Le bon mari est devenu un monstre, c'est officiel. Mais est-ce le bon chemin à prendre pour regagner sa femme? Il ne s'est pas remis en question une seule seconde. Pourquoi faire, puisque dans sa petite tête il était convaincu d'avoir été parfait, alors qu'au fond il n'avait rien compris à la personnalité de sa femme. De toute façon, sa vengeance va s'avérer efficace, puisque ce traitement sera insupportable au point de la tuer. Sa victoire glorieuse: sa femme morte dans ses bras, qu'il n'a plus qu'à pleurer. «Au fond, avait conclu ma prof le lendemain en cours, cette femme était juste quelqu'un de libre». Elle n'avait pas tort : Matilda, c'est pas une salope, c'est juste une hirondelle dans une cage dorée, une fille qui n'a pas la même vision de la vie que le «sage» Philémon. Bon je fais ma féministe aussi...

La lumière est rallumée, trahissant la consternation générale. Place aux applaudissements.
_Pierre? Il te resterait pas des canettes par hasard?
_Ah, mais t'as encore des Frisks!
_J'ai envie de pisser!
Tout le monde est au bord des larmes, il y en a trois qui gloussent, inutile de dire lesquels. Benjamin, yeux clos, gueule ouverte, commence à gêner le passage des premiers spectateurs désireux de sortir. La prochaine fois, s'il y en a une, il rentrera manger chez lui, quitte à louper le début.